Chercher ensemble

Du documentaire, comme du chercher ensemble

Nos sociétés sont prises dans un étau qui épuise le sens des images et nous assigne à résidence de l'écran dans toutes ses dimensions.

D'un côté l'hystérie télévisuelle des actualités guerrières, de l'autre la communication omniprésente – publicité, promotion, réclame, propagande... Nous avons besoin de communication et d'informations mais pas de ces flux qui progressivement nous submergent.

Le cinéma documentaire lui nous demande d'entendre en quelle relation nous tenons l'autre avec notre caméra, quelle proposition s'invente alors, quelle façon de regarder le monde à côté de nos usages, de nos conventions, de nos habitudes, de nos entre soi, de nos egos monstres.

Alors au creux de chaque rencontre lors de la préparation d’un film comme au creux de sa réalisation caméra en main, s’invente comme un chercher ensemble, pacte fragile.

Cela tient, à peu prés, à la proposition que je vais faire à celui que je rencontre : je te propose lui dis-je, de penser à voix haute avec moi de ce côté-ci, de cette question-là, à partir de ce constat, de cette situation…De faire un voyage en cinéma où nous allons penser et marcher ensemble.

Enquêter, investiguer, se documenter, c’est déjà pour moi chercher avec les autres. Puis au tournage ne pas asséner des vérités, ne pas se placer au dessus. Je suis toujours étonné, non tant par la demande de commentaire systématique des diffuseurs télévisuels, mais plus par leur propension à vouloir nous faire dire plus que nous ne savons au moment où la caméra tourne.

Je ne peux dire que là où j’en suis à celui que je filme.

Echapper à la flagornerie généralisée. Beaucoup écouter, beaucoup apprendre de l’autre.

Le risque c’est de devenir éponge ne pas trouver la bonne distance. Avec la caméra bien sûr, mais bien avant. C’est comme toute relation humaine : être en empathie et en distance, garder cet équilibre.

Me revient cette phase de Serge Daney : « Il n’y a d’images que là où l’autre existe ».

Car c’est bien d’abord avec des gens que nous travaillons, avec des gens particuliers qui acceptent cette relation de confiance, qui savent que ces images seront exposées, dupliquées, qu’elles circuleront sur la télévision, dans les familles, dans des médiathèques, des écoles, des centres sociaux, des lieux de débat, d'exposition, des lieux publics...

Comment l’image de l’autre peut-elle interpréter autre chose que le pacte fragile qu’est toute relation ? C’est comme une évidence qu’on n’ose jamais tutoyer: on ne filme pas l’autre, mais simplement sa relation à l’autre. Je ne filme pas l’autre, mais simplement ma relation à l’autre.

C’est toujours cela que le spectateur d’abord reçoit.

Faire des images et bannir la facilité qui voudrait que l'image soit la chose la mieux comprise et partagée par tous. Ici et maintenant inventer des images avec les autres. Image, laboratoire du regard, invite. Dans la pleine compréhension que les images et les mots se mêlent inextricablement. Je fais mien le propos de Gérard Leblanc dans « L’entre vues » aux Editions de l’oeil en 1998 : « Il y a des images dans les mots et des mots dans les images ».

Le déni de réalité est à ce point développé par les protagonistes de l’industrie des programmes qu’il nous est difficile de tenir le cap de l’évocation du présent, une évocation qui engagerait notre désir de nous transformer.

Il me faut rendre présent, représenter, en écoutant ce que nos maîtres artistiques nous ont transmis sans autre issue pour moi documentariste que de poursuivre le lent recueil des fragments de vie quotidienne, qu’en rencontrant.

Je me suis engagé très progressivement (je suis un paysan) dans la parole au cinéma comme épreuve de liberté (et non la parole comme vérité, le propre de l’imprécateur): filmer des corps qui parlent, des personnes, incarnées. Marcher avec la caméra. En partageant, en pataugeant du verbe et ses questions, douloureuses, jubilatoires, avec celui que je filme, je m’implique dans le dire car clairement nous avons à y gagner au moment où nous le faisons.

Mais quoi donc ?

Expérience particulière du dépassement de soi ou plutôt tentative de lucidité. Moments à construire où la capacité à regarder serait une capacité à entrevoir du faire. Sans illusion.

Alors le soi construit avec l’autre, comme une borne devenue à peu prés visible, comme image d’une tentative étayée, à étayer de la réalité à conquérir, comme mise en danger de sa propre existence. L’évidence que mon désir de construire du sens avec l’autre au moment où je l’écoute en dit plus que des leçons que j’aurais à communiquer.

Pour s’engager dans une écoute non complaisante, dans l’émergence de sens nourriciers, l’aveu de bricolage m’apparait comme un préalable trop souvent occulté, le moindre des préalables.

N’est-ce pas ce double aveu, aveu de bricolage des réponses humaines, et aveu d’une réalité qui nous échappe, qui actuellement rend le travail documentaire difficilement visible ?

Et puis comme une certitude : quand le cinéma s'invente avec son public, il peut à ce moment s'inventer son public. Seule réponse honorable donc: espérer le public (je ne parle pas d’audimat), le penser par évocation personnelle du rituel cinématographique. Pour moi là est l’usage actuel du documentaire: je veux dire celui qui commande sa nécessité.

Du fait même de l'utilisation du désir de cinéma par la télévision la résistance aux conditionnements actuels devient un des objets du cinéma. Mettre en scène la résistance à l'environnement médiatique et ses normes, ses codes et ses clichés; la faire partager dès l'élaboration du film (sans complaisance à l'autre, le filmé), comme une nécessaire contagion.

Ceux-là que je rencontre n'ont pas peur de mon regard, ils savent même, à se donner ainsi qu'ils vont découvrir une autre image que j’ai d'eux, et qu'en définitive ils ont aussi d’eux-mêmes.

Fragments de vie quotidienne, éclats, moments, qui assemblés nous invitent à la naissance d'un autre récit possible, construit avec l'autre. L’image comme musique. Il n'y a pas d'héroïsme à être. Il y a seulement de la fierté à partager ensemble cette putain de vie, tout autant, de la fierté à savoir que le monde il tourne pas à la même vitesse pour tous. Toi que je filme me permets de nous rapprocher de notre présent actif alors même qu'il nous semblait que tout fuyait de toute part. Espérer se retrouver parfois au delà des images compassées du marché de la plainte et de l'allégeance généralisée.

Alain Dufau

Paroles d’auteurs, paroles de réalisateurs (à propos de l'adaptation, Alain Dufau / Marie-Eve Venturino)

 

"Il y a des images dans les mots et des mots dans les images. On n'adapte pas un texte poétique, on passe d'un type d'images à un autre."
Gérard LEBLANC in “L'Entre vues”,
Jean-Daniel Pollet et Gérard Leblanc.  Éditions de l'œil.

Le cinéma inventé, les opérateurs Lumière eurent tôt fait en quelques mois de gagner tous les continents, d’y filmer des images de découverte pour un public friand de nouveaux spectacles. Raymond Queneau le rappelle "le cinéma est né (...) dans les kermesses, a vécu dans les faubourgs et s'est épanoui sans l'aide des gens cultivés".
Mais très vite aussi le cinéma saura utiliser la littérature: beaucoup de films muets adapteront des pièces de théâtre ou des romans, et Méliès s'inspirera de Jules Verne ou de H.G. Wells.
Dés les années 10, les romans d’aventure, les drames, mélodrames et romans fantastiques seront adaptés: la galerie des héros et archétypes toujours fréquentée de nos jours fut mise en image . “Frankestein” connut sa première adaptation en 1902 (une trentaine depuis), “Carmen” en 1907 (une quarantaine depuis), “Dr. Jekyll et Mr. Hyde” en 1908, “Les 3 mousquetaires” en 1909, et “Tarzan” en 1918 (une quarantaine de versions depuis).
Dans les années 20 les surréalistes en feront un moyen d'expression poétique. Le cinéma pouvait tout évoquer.
Le parlant va refonder les rapports du livre et de l'image en éloignant le cinéma de la pantomime et du spectacle théâtral, même si l'apprentissage de l'exercice cinématographique de la parole fut hésitant. Et  Artaud en appellera à ce que le cinéma peut avoir de spécifique:"depuis le parlant les élucidations de la parole arrêtent la poésie inconsciente et spontanée des images".
Les romanciers prennent de plus en plus l’habitude de voir leurs romans adaptés au cinéma. Jusqu’à la boutade désabusée du romancier américain James CAIN (“Hollywood n’a rien fait à mes livres, ils sont toujours là, sur mon étagère”).
James CAIN est l’auteur du roman “Le facteur sonne toujours deux fois”. Visconti l’adaptera avec “Ossessione” réalisé en 1942. Renoir lui avait remis une traduction dactylographiée, le livre n’étant pas édité en France et en Italie. L’adaptation sera le fruit du travail d’une équipe comprenant Giuseppe De Santis, Michelangelo Antonioni et Alberto Moravia. Visconti pratiquant l’adaptation trés libre, comme prétexte à un véritable travail de réinvention personnelle, il ne fait pas mention du roman américain dans le générique. L’adaptation se définit encore largement à cette époque comme illustration du livre: une adaptation libre n’est pas forcément vécue comme une adaptation. “Ossessione” devint le manifeste du néo-réalisme italien. Dans l’aprés-guerre le nom de l’auteur et le titre du roman furent rajoutés. Il fallut attendre 1946 pour voir le roman adapté aux Etats-Unis (par Tay Garnett), le code de censure dit code Hays, interdisant depuis 1937 les films jugés érotiques. En 1981 Bob Rafelson réalisa une autre adaptation, en plaçant le récit comme l’avait choisi J.CAIN lors de la dépression économique de 1929. La critique et le public le reçurent comme un remake du film de Tay Garnett, en oubliant le livre. James CAIN avait raison: le romancier doit prendre quelque distance d’avec les adaptations cinématographiques de ses romans.

Les polémiques du pour ou contre l'adaptation littéraire, du plus ou moins de trahison ou de fidélité de l'œuvre originale se cristallisèrent en 1951 quand Bresson réalisa “Le Journal d'un curé de campagne” (d'après Bernanos). Le critique André Bazin dans les Cahiers du Cinéma (le N°3) défendit un cinéma qui trouve là son inspiration dans la littérature. Il défendit un film particulier, où la liberté créatrice du metteur en scène donne une œuvre forte alors même que paradoxalement la fidélité à l'écriture de Bernanos y est grande. "Il s'agit toujours d'atteindre à l'essence du récit ou du drame, à la plus stricte abstraction esthétique sans recours à l'expressionnisme, par un jeu alterné de la littérature et du réalisme, qui renouvelle les pouvoirs du cinéma par leur apparente négation. La fidélité de Bresson à son modèle n'est en tous cas que l'alibi d'une liberté parée de chaînes, s'il respecte la lettre c'est qu'elle le sert mieux que d'inutiles franchises, que ce respect est en dernière analyse plus encore qu'une gêne exquise, un moment dialectique de la création d'un style.(...) Sa dialectique de la fidélité et de la création se ramène en dernière analyse à une dialectique entre la littérature et le cinéma. Il ne s'agit plus ici de traduire si fidèlement si intelligemment que ce soit, moins encore de s'inspirer librement, avec un amoureux respect, en vue d'un film qui double l'œuvre, mais de construire sur le roman par le cinéma, une œuvre à l'état second. Non point un film "comparable" au roman ou "digne" de lui, mais un être esthétique nouveau qui est comme le roman multiplié par le cinéma."
L’affirmation de chaque style cinématographique (le mode d’adaptation choisi par l’auteur-réalisateur pour partie le fécondant), est à l’ordre du jour. L’adaptation comme “réfraction d’une oeuvre dans l’esprit d’un autre créateur” selon la belle formule d’André BAZIN, va travailler le cinéma plus librement. Les choix des réalisateurs  pourront se dire simplement, à côté des romans à la mode: celui de H.G.CLOUZOT, dans le Figaro Littéraire de Février 1955:"Je dis à Vera: tu devrais lire ça tout de même. C'était un roman policier : Celle qui n'était plus de Boileau et Narcejac. À 2 heures du matin, à mon tour, j'avais envie de dormir. Mais Vera me dit : Il y a là-dedans une idée formidable. Ne dors pas. Il faut que tu la lises... Je lis, mais je suis déçu. À la moitié du bouquin, j'avais découvert le truc. Elle me dit "continue !". À 4 heures du matin je finis le bouquin. À 9 heures et demie, j'avais acheté les droits."
Tout autant pour Howard HAWKS, quand il raconte en 1956 aux Cahiers du Cinéma la naissance de scénarios: "Hemingway est un de mes très bons amis; nous chassons et pêchons ensemble. J'essayais de le persuader d'écrire pour le cinéma et il me dit : "Je peux être bon écrivain dans un livre, mais je ne sais pas si je pourrais l'être dans un film." Je lui répondis que je pouvais prendre sa pire histoire et en faire un film. - "Quelle est ma pire histoire ? - To Have and Have not, c'est épouvantable. - Eh bien, me dit-il, j'avais besoin d'argent, je l'ai écrit d'une seule traite. Tu ne peux pas en tirer un film. - Nous pourrions essayer." Et tout en pêchant et chassant, nous avons commencé à en parler. Nous avons donc décidé que le meilleur moyen de raconter l'histoire n'était pas de montrer le héros vieillissant, mais comment il avait rencontré la fille, en somme toutes les choses que Hemingway n'avait pas dites et qui s'étaient passées avant le début du roman. Après quatre ou cinq jours de discussions, nous sommes rentrés et avons écrit le scénario tel qu'il a été tourné. Et il restait assez de matière pour faire un autre film, qui fut très bon.”. Il s’agit de “The Beaking Point” de Michael Curtiz.



Des relations équilibrées

Au fur et à mesure de sa pleine reconnaissance en tant qu’art à part entière, les relations entre cinéma et littérature vont s’équlibrer.
"Il me semble, remarque l’écrivain Jean PAULHAN en 1958, que le cinéma a débarrassé la littérature de plusieurs soucis absurdes, tels que: mouvement, rapidité, poursuites, coup de théâtre, comme la photographie avait heureusement guéri la peinture du soin de "faire ressemblant”. Les arts s'aident moins par ce qu'ils s'apportent que par ce qu'ils s'enlèvent les uns aux autres."
Le problème de la hiérarchie des arts a régulièrement été posé au cours des siècles. Au cours de la deuxième moitié du XIX° siècle le roman fut ressenti comme l’art de référence, le roman et l’art du récit. La bande dessinée puis le cinéma apparurent qui incitèrent chaque art, comme à chaque fois qu’un nouveau apparaît, à se définir par sa spécificité. Au début du XX° siècle de nouveaux médias et de nouveaus canaux de diffusion, comme la radio, la télévision, la vidéo, l’image numérique, viendront renforcer la propension à inventer des histoires ou plutôt à les colporter.
Walter Benjamin au creux des années 30 l’avait bien noté dans “L’oeuvre d’art à l’ére de sa reproductibilité technique”, l’objet culturel devenait marchandise. Les récits vont s’échanger. L’adaptation pourra devenir une pratique culturelle, celle du commerce des récits, participant des industries artistiques et notamment cinématographiques.
Mais restons un temps en cette fin des années cinquante.  
Alexandre ASTRUC dans "La Littérature est-elle un piège pour le cinéma ?", enquête publiée dans la revue Actualité Littéraire de 1958, pourra aprés BAZIN, s’écrier: “Inutile de croire que c'est en "protégeant" le cinéma contre les autres formes d'art, en veillant jalousement à ce que le film n'ait rien à voir ni avec le roman ni avec la peinture, que l'on fera du vrai cinéma. On fera des niaiseries, oui, ou de jolis albums de souvenirs de vacances. Que l'on nous laisse un peu tranquille avec le "cinéma pur"! “Macbeth” d'Orson Welles, c'est à la fois Shakespeare et le cinéma. Pourquoi ? Parce qu'il y a quelque chose de commun au cinéma et à Shakespeare. Parce que le cinéma est apparu dans un monde où Shakespeare avait déjà existé.” 

Les relations entre les arts vont s’équilibrer. Et nombre d’écrivains restent réfractaires à toute idée d’adaptation. Hélène PARMELIN dans Les Lettres Françaises en 1956 défend avec force l’inadaptable spécificité de la littérature: “Il se trouve que certaines choses ne peuvent supporter d’autres expressions que celles de l’auteur, d’autre visage que le sans-visage du livre, d’autre rythme que celui de la pensée de l’écrivain, d’autre échange que celui du livre au rêve du lecteur”.
En 1962  Ingmar BERGMAN s’insurge encore contre la trop grande dépendance du cinéma par rapport à la littérature, à tout le moins chez les critiques de cinéma: "Je trouve humiliant de voir mon œuvre critiquée comme si elle était un livre alors qu'elle est un film. Cela revient à appeler oiseau un poisson, à confondre le feu et l'eau.(...) Le film n'a rien à voir avec la littérature. Le film et l'œuvre littéraire sont deux formes artistiques dont le caractère et la substance s'excluent mutuellement.(...)
Le film ressemble plus à un état d'âme qu'à une histoire, mais riche d'associations d'idées, d'images fécondes."
C’est BERGMAN qui dit cela, BERGMAN qui a fait du théâtre son art majeur: les arts se nourrissent et chaque art se tient dans ses matériaux.

Sans doute les formes d'adaptation ont suivi les différentes façons de penser le scénario. Dans les années 40, 50, les scénarios étaient souvent très précis, chargés d'indications sur la lumière, le cadre, l'objectif à utiliser, les mouvements de caméra, le décor... Les films étaient tournés en studio, et le metteur en scène concentrait son travail à diriger les comédiens.
Avec les années 60, le tournage en décors naturels s'imposa et le scénario sortit de ses carcans techniques imposés. Le tournage en vint parfois à se passer du scénario. En 1959 Godard réalise “À Bout de Souffle”, véritable manifeste de la Nouvelle Vague.
Pour bousculer les vieilles techniques, et en réaction contre un cinéma français au classicisme méthodique, porté par Delannoy, Duvivier, Cayatte, les Cahiers du cinéma définissent la notion de “film d'auteur”.
"La révolte était donc tout à fait justifiée. L'idée qu'un film devait porter la marque d'un ou de plusieurs auteurs était pour nous complètement évidente. Mais le film d'auteur est devenu très vite le film où un auteur parle de lui-même: c'est là où est la vraie perversion de la notion.(...) Pour Shakespeare ou Molière qu'est-ce que c'était qu'une histoire originale ? Plus une histoire avait été racontée, plus elle avait de chances d'être intéressante. Je crois que “l'histoire originale" est une invention de la Société des Auteurs... L'idée que les histoires originales ont plus de valeur que les autres laisserait supposer que ce qui compte, c'est la gloire de l'auteur. Ce n'est pas du tout l'intérêt de l'histoire elle-même, rien ne dit qu'une histoire originale est plus intéressante qu'une histoire adaptée." Jean-Claude CARRIÈRE qui a signé plus d’une vingtaine d’adaptations pour le long métrage défend l’idée que l’adaptation est au creux de la démarche de création filmique en ce qu’elle pose comme évidente la passation: tout art invente à partir de ce qui s’est fait, avec ce qui s’est fait. Là comme ailleurs se réemploient et les histoires, et les sujets.
Il est de bon ton dans certains réseaux télévisuels de dénoncer maintenant le film d'auteur, son narcissisme nombriliste et remettre en selle la notion d'un scénario préfabriqué. Jusqu’à faire de la "navarisation" un exemple: procédé qui consiste à acheter une histoire, à la transposer sur un héros feuilletonné, en oblitérant le personnage pour laquelle elle a été écrite. Mécanisation télévisuelle.
Depuis les années 50, depuis Bresson et Resnais, le cinéma s'est fortifié en affirmant l’empreinte personnelle du réalisateur, en affirmant l’écriture cinématographique originale, sans renier l'histoire racontée, le sujet du film, qui nous confrontent également au sentiment du présent. L'adaptation du livre nous oblige d'évidence à entendre toutes ces dimensions sans pour autant y trouver quelque recette à réussir de beaux films.
Et François TRUFFAUT dans la Revue des Lettres modernes, en 1958:"Opposer fidélité à la lettre et fidélité à l'esprit me paraît fausser les données du problème de l'adaptation si toutefois problème il y a. Aucune règle possible, chaque cas est particulier. Tous les coups sont permis hormis les coups bas; en d'autres termes, la trahison de la lettre ou de l'esprit est tolérable si le cinéaste ne s'intéressait qu'à l'une ou l'autre (...). Le seul type d'adaptation valable est l'adaptation de metteur en scène, c'est-à-dire basée sur la reconversion en terme de mise en scène d'idées littéraires”.
Raymond QUENEAU pourra provoquer: “On n’est jamais assez infidèle aux bons auteurs”.



Chacun parle sa démarche

Les rapports de confiance mettent souvent du temps à s'établir, là, entre le monde de la production et celui de l’édition, comme ailleurs.
Chaque réalisateur selon son style et sa démarche à besoin d'une part de liberté plus ou moins grande vis-à-vis du scénario: l'adaptation est une affaire de rencontre réussie entre lui, l’écrivain, l’adaptateur, le scénariste, s’ils ne sont pas les mêmes...L’écrivain et surtout son texte.
La transformation d'un livre en scénario (qui reste en définitive un simple matériel préparatoire au film) n'intéresse pas tous les écrivains. Certains romanciers refusent toute adaptation, d'autres s'y essayent, d'autres s'y emploient et deviennent scénaristes, d'autres enfin s’en tiennent à l'intérêt financier. L’auteur de roman noir James ELLROY se veut lucide, quant, à propos de l’adaptation de “L.A.Confidential”par Curtis HANSON, il évoque plus généralement sa démarche:"concernant les droits cinématographiques de mes livres, mon attitude a toujours été : "Merci pour l'argent, je suis de tout cœur avec vous, si vous faites le film et que vous le foirez au-delà de toute rédemption, je ne ferai pas de commentaires, parce que depuis le début, j'ai eu le choix et j'ai choisi de prendre l'argent.(...) Comprenez bien qu'on prend des options sur beaucoup de livres pour les adapter et qu'il y en a très peu qui se retrouvent à l'écran."
Cette décontraction pourrait paraître désinvolte n’était-ce le fait que beaucoup d’écrivains ne désirent pas travailler à l’adaptation de leur roman. Ainsi de Léonardo SCIASCA auteur du livre “Le contexte” porté à l’écran par Francesco ROSI: “On sait que je refuse toujours de collaborer au scénario des films tirés de mes livres, je l'ai déclaré plusieurs fois. Je n'arrive pas à voir un film dans le livre; et puis il me semble juste que le réalisateur fasse son film, sans se sentir surveillé. Par ailleurs, je crois que l'auteur d'un livre - en général du moins- ne désire rien d'autre qu'une sorte d'illustration cinématographique, il désire trouver une sorte de Doré des images en mouvement."
C’est que les écrivains n’entendent pas hiérarchiser les arts. Le travail d’adaptation nourrit une oeuvre autre. Raymond QUENEAU est un passionné de cinéma: il écrit les dialogues du film “M.RIPOIX” (d’aprés Louis HEMON) de René CLEMENT en 1954,  travaille en 56 avec Bunuel sur “La mort en ce jardin”, en 56 avec RESNAIS sur “Le chant du Styrène”, adapte pour J.P. MOCKY “Un couple”, et voit quatre de ses ouvrages adaptés, dont “Zazie dans le métro” devenu un film de Louis MALLE, en 1960. Il défend ardemment la place de l’auteur-réalisateur: “Ainsi, dans une adaptation réussie d'une œuvre littéraire, celle-ci doit finalement disparaître pour laisser place à une nouvelle œuvre d'art, le film dont elle est tirée. Ces mots "adaptation" et "tirée" ne me plaisent pas, car ils semblent donner un rôle secondaire au cinéma. En fait, en se plaçant avec humilité devant l'œuvre littéraire, en en recherchant les implications et les différentes valeurs, (le cinéaste) conserve toute sa liberté dans le domaine de son art. Une fois cela fait, il peut ensuite créer son œuvre comme il l'entend. Au-delà de l'histoire que raconte le film, au-delà des thèmes qu'il inspire, il y a la création cinématographique proprement dite, le style, la personnalité et le génie de l'auteur du film. Car il y a bien un auteur du film. "

Le travail de transposition de l'œuvre écrite en une œuvre filmique par l'intermédiaire de l'adaptation est bien un travail de recréation. Et la participation de l'écrivain à l'adaptation de son livre dépend aussi de son intérêt voire de sa passion pour le cinéma.

Les cinéastes eux ont de la difficulté à parler l’adaptation en général. On les comprend, chacun parle sa démarche.
FELLINI  refuse le travail d’adaptation "Une œuvre d'art naît dans une seule et unique expression, qui est la sienne propre: je trouve monstrueuses, ridicules, aberrantes les transpositions. D'habitude, mes préférences vont aux sujets originaux, écrits pour le cinéma. Je crois que le cinéma n'a pas besoin de littérature, il n'a besoin que d'auteurs cinématographiques, c'est-à-dire de gens qui s'expriment par des rythmes, les cadences qui sont particuliers au cinéma.
Le cinéma est un art autonome qui n'a guère besoin de transpositions, lesquelles, dans la meilleure hypothèse, ne seront chaque fois que de l'imagerie, de l'illustration. Toute œuvre d'art ne vit que dans la dimension en quoi elle a été conçue et dans laquelle elle a trouvé son expression. Qu'est ce que l'on emprunte à un livre ? Des situations. Mais les situations n'ont, par elles-mêmes, nulle signification. Ce qui compte, c'est le sentiment avec lequel ces situations sont exprimées, l'imagination, l'atmosphère, la lumière, en définitive, leur interprétation. Or l'interprétation littéraire de ces faits n'a rien à voir avec l'interprétation cinématographique de ces mêmes faits. Il s'agit de deux façons de s'exprimer complètement différentes".
A contrario, la démarche d’Alain RESNAIS, si elle n’est pas sur l’adaptation littéraire, atteste de son amour pour le travail des écrivains prenant en charge un scénario: "Je cherche cette sonorité particulière du texte, exigeant de travailler avec quelqu'un qui a une forte personnalité, un phrasé particulier et qui s'intéresse au théâtre ou au cinéma." Avec DURAS, ROBBE-GRILLET, SEMPRUN, pour scénaristes il réalise avec chacun d’entre eux “Hiroshima mon amour”, “L’année dernière à Marienbad”, “La guerre est finie”...C’est qu’il ne fait “pas de différence entre une pièce et certains romans, ceux de Robbe-Grillet par exemple, ou certains tableaux, certaines musiques: “Le Déluge” d'Uccello, “Apollon Musagète” de Stravinsky. Pour moi, ce sont toujours des spectacles. Dans le spectacle, il y a l'idée du mouvement dramatique de l'action, de la démonstration même.
J'oppose spectacle à contemplation, à méditation. Tout spectacle comporte une progression dramatique: exposition, péripétie, dénouement. Bien sûr, on peut jouer sur la construction dramatique. À cet égard, le cinéma est encore très en retard sur le roman ou la musique. Il reste beaucoup à faire pour assouplir le récit, en le rendant à la fois plus subtil et plus naturel. L'ordre dans lequel les idées ou les images s'associent dans notre esprit est rarement chronologique. On pense à une chose, puis à une autre qui n'a aucun rapport immédiat avec la précédente, qui ne la suit pas logiquement, ni temporellement. Le vrai réalisme consiste à suivre cet ordre; cela peut conduire à placer la fin de l'histoire avant le début. On ne peut pas se passer d'ordre, de tension. Il serait intéressant d'examiner de ce point de vue un film comme “Deux ou trois choses que je sais d'elle”, de Godard, où la dislocation du récit est totale. On y découvrirait sans doute des lois nouvelles de progression. Il faut toujours que le spectacle soit porté par son propre mouvement. "



La liberté inventive du cinéaste

Alfred HITCHCOCK dans son entretien avec TRUFFAUT pour les Cahiers du Cinéma, est amené à préciser sa conception de l’adaptation, au service de son sens de l’intrigue.
F.TRUFFAUT l’interroge: “Il y a un très grand nombre d'adaptation dans votre œuvre, mais il s'agit le plus souvent d'une littérature strictement récréative, de romans populaires que vous remaniez à votre guise jusqu'à ce que cela devienne des films d'Hitchcock. (...).
A.H. :(...) On parle souvent des cinéastes qui, à Hollywood, déforment l'œuvre originale. Mon intention est de ne jamais faire cela. Je lis une histoire seulement une fois. Quand l'idée de base me convient, je l'adopte, j'oublie complètement le livre et je fabrique du cinéma. Je serais incapable de vous raconter "les Oiseaux" de Daphné du Maurier. Je ne l'ai lu qu'une fois, rapidement ”.
Mais HITCHCOCK n’est pas en reste de questions, lui aussi: “Contracter ou dilater le temps, n'est ce pas le premier travail du metteur en scène ? Ne pensez-vous pas que le temps au cinéma ne devrait jamais avoir de rapport avec le temps réel ?
F.T. :(...) les actions rapides doivent être démultipliées et dilatées sous peine d'être presque imperceptibles pour le spectateur. Il faut du métier et de l'autorité pour bien contrôler cela.
A.H : C'est pourquoi on commet une erreur en confiant l'adaptation d'un roman à l'auteur lui-même; il est supposé ignorer les principes d'un traitement cinématographique. Par contre l'auteur dramatique adaptant sa propre pièce pour l'écran sera plus efficace.(...) Il ne faudrait jamais comparer un film à une pièce de théâtre ou à un roman. Ce qui est le plus proche est la nouvelle, dont la règle générale est de contenir une seule idée qui finit de s'exprimer au moment où l'action atteint son point dramatique culminant. "

Luchino VISCONTI, lui, a toujours dit avoir été fortement influencé par les oeuvres littéraires: "Je ne vois pas beaucoup de différence entre un film dont l'histoire est inventée par le cinéaste et un film tiré d'une œuvre littéraire. Ce sont tous les deux des œuvres d'auteurs, en ceci que la liberté inventive du cinéaste s'y exprime quasiment au même degré. C'est la forme qui est diverse, pas la substance. Quand j'adapte un roman, en préparant le scénario, je laisse toujours beaucoup de choses non définies, je me réserve toujours une grande liberté d'invention."

C’est que le cinéaste pense le travail d’adaptation comme sien: s’il ne le produit pas il se le réapproprie nécessairement. En cela les problèmes liés à l’adaptation dévoilent cette évidence: chaque  moment d’un film -d’élaboration, de fabrication: peut-on les séparer?- n’illustre pas le moment précédent mais le traduit dans la jubilation de la réécriture, en tenant la pulsion du style.
Chaque réalisateur y apporte ses réponses, et ainsi dessine son chemin. La proximité de la littérature repose ces questions de cinéma: celles des intentions du réalisateur, celles des effets de conviction à produire, pour que le spectateur ressente des émotions.
Rainer-Werner FASSBINDER résume l’intention de son film “Effi Briest”: "Je reste très près du roman - non pas de l'histoire que raconte le roman, mais de l'attitude de l'auteur, Theodor Fontane, face à l'histoire. Il est bien évident qu'on aurait pu faire un film très vivant à partir de cette histoire qui parle du mariage d'une jeune fille avec un homme âgé, de son infidélité, etc. Mais si c'est vraiment cette histoire-là que l'on veut filmer, il n'y a aucune raison de filmer précisément le roman de Fontane. On pourrait tout aussi bien inventer une autre histoire et c'est ce que j'ai fait avec Martha, qui est ma version personnelle de cette histoire. Effi Briest, par ailleurs, est pour moi un texte sur l'attitude de Fontane devant sa société et c'est ce qui s'exprime à travers les différents personnages du film, par la distance établie entre le spectateur et ce qui se passe sur l'écran. Il y a nettement quelque chose qui s'interpose entre le spectateur et l'action et ce quelque chose est l'auteur Fontane ou peut-être moi, le metteur en scène. L'élaboration de cette distance donne au spectateur une occasion de comprendre son propre point de vue sur sa propre société.(...) C'est la passivité que je voulais éviter dans Effi Briest. En un sens je voulais que ce soit un film "lu". Ce film n'est pas une épreuve terroriste, on peut vraiment le lire. Et c'est là le point le plus important à propos du film. "

Nous ne disposons pas de statistiques, mais nous pouvons estimer que les adaptations (originales) sont aussi nombreuses que les scénarios originaux, toutes productions filmiques confondues, cinéma et télévision. Les oeuvres littéraires demeurent une source d’inspiration constante.
Nous avons vu que la fidélité ou la trahison de l’oeuvre originale littéraire n’est pas vraiment un problème pour les auteurs-réalisateurs, à tout le moins ne se pose qu’à l’aune de leur projet particulier de réécriture.
Le mot même d’adaptation pose question, car il sollicite une comparaison entre un livre préalable et une autre oeuvre trop souvent encore pensée comme une dérivation.
Il ne s’agit pas d’illuster un texte existant mais par une opération, chaque fois différente, que l’on peut nommer transport, déplacement, variation, transposition, réécriture, translation, voire emprunt, digression, détournement, de fabriquer un film original pour partie fruit de la considération d’un texte original.
Cette considération est d’importance dans un moment culturel où la gratitude pour tous ceux qui ont construit ou développé l’art cinématographique, est souvent oubliée. L’adaptation en ce qu’elle est une invention qui considère et cite sa source, participe de l’exigence cinématographique.

Texte extrait du livre "L'adaptation du livre au cinéma et à la télévision en région PACA" Édition Carnet de ville - 2001.

Vers un cinéma social

Il ne s'agit pas, aujourd'hui, de révéler le cinéma social, pas plus que de l'étouffer en une formule, mais de s'efforcer d'éveiller en vous le besoin latent de voir le plus souvent de bons films (que nos faiseurs de films me pardonnent ce pléonasme) traitant de la société et de ces rapports avec les individus, et des choses…

Le Monsieur qui fait du documentaire social est ce type assez mince pour se glisser dans le trou d'une serrure roumaine, et capable de tourner au saut du lit le Prince Carol en liquette, en admettant que ce soit spectacle digne d'intérêt. Le Monsieur qui fait du documentaire social est un bonhomme suffisamment petit pour se poster sous la chaise du croupier, grand dieu du Casino de Monte-Carlo, ce qui, vous pouvez me croire, n'est pas chose facile.

Ce documentaire social se distingue du documentaire tout court et des actualités de la semaine par le point de vue qu'y défend nettement son auteur.

Ce documentaire social exige que l'on prenne position car il met les points sur les i.

S'il n'engage pas un artiste, il engage du moins un homme. Ceci vaut bien cela…

Et le but sera atteint si l'on parvient à révéler la raison cachée d'un geste, à extraire d'une personne banale et de hasard sa beauté intérieure ou sa caricature, si l'on parvient à révéler l'esprit d'une collectivité d'après une de ses manifestations purement physique.

Et cela, avec une force telle que, désormais, le monde qu'autrefois nous côtoyions avec indifférence, s'offre à nous malgré lui au-delà de ses apparences. Ce documentaire social devra nous dessiller les yeux.


Texte écrit le 14 juin 1930 et extrait du numéro spécial de Ciné Club consacré à Jean Vigo.
Repris dans Regards neufs sur le cinéma aux Éditions du Seuil, 1965.

Filmer avec… Entretien avec Alain Dufau (Guy Gauthier)

Cinéaste militant ?

Je ne me sens pas cinéaste militant. Au sens de fabricant de tracts, ou de porte-parole idéologique. Par contre je défends concrètement un cinéma que j’espère politique. En ce qu’un film documentaire interroge tout à la fois le sens de l’image dans notre société et ce que nous pouvons voir concrètement. Comment regarder quoi ? Quoi filmer comment ? Cette tension constante fait pour moi la nécessité  du cinéma documentaire. Je n’ai jamais pu séparer le fonds de la forme. Pas plus distinguer l’émotion de l’entendement. C’est forcément une tentative pour partager des émotions et du sens avec les protagonistes du film puis les spectateurs, pour débrouiller les fils de la complexité ou de la simplicité apparente.

Les images sont massivement organisées sous les registres de l’illustration moralisatrice, de l’émotivité ou du pédagogique. Mais, c’est avec les autres que je peux refuser de me laisser noyer dans le flot incessant des images illustratives ; avec ceux que je rencontre refuser tout autant le simplisme réducteur. Comment regarder quoi avec qui ? Filmer avec, énoncer avec, élaborer avec, cheminer avec. Je ne sais pas vraiment pourquoi : je garde espoir dans la transformation des êtres humains, même si cet espoir est ridiculement petit, lucidement vain. Peut-être un film peut-il déplacer mon regard, notre regard, travailler un peu notre désir de transformation. De fait je ne peux penser sur les gens mais avec eux. Faire un film c’est discerner où j’en suis de mon rapport avec les autres, avec la société aussi et ses institutions imaginaires, la force de ses conventions. Ecouter les respirations collectives.

Parfois je travaille à partir d’ateliers d’écriture, d’ateliers de théâtre, de séminaires. Parfois il s’agit de co-écriture : ainsi avec Alain et Mohamed deux personnes détenues à la prison des Baumettes, pour le film Il y a un temps réalisé dans le cadre d’ateliers d’expression menés par Lieux Fictifs. Parfois l’objet même est de montrer le travail d’un collectif : ce fut le cas dans  Parce qu’ils on tué Ibrahim. Bien évidemment et ce n’est pas si simple, les règles du jeu (entre l’élaboration, l’écriture et la réalisation) doivent être claires, et si elles changent il faut les reformuler.

Vous travaillez régulièrement avec la télévision régionale. Comment, à votre avis, le cinéma militant " à l’ancienne " peut-il se glisser entre les deux systèmes de financement, production Télé et cinéma, sans perdre sa raison d’être ?

Pour le cinéma qui engage la dimension collective il est assez difficile d’accéder à la diffusion large des télévisions nationales. Cependant, le nombre de diffuseurs audiovisuels tourne autour de 140, ce qui permet à bon nombre de producteurs d’accéder à l’automatique et au sélectif. Théoriquement, cela donne plus de chances, mais ce sont souvent des " couloirs " thématiques, en fonction de la spécialisation des chaînes. Il faudrait s’interroger sur l’incidence de la montée en charge du thématique, sur les contraintes du thème sur la liberté de création. Je me suis souvent entendu dire : " Vous changez de thème ". Exemple : Entre la dette et le don, coproduit avec Arte. C’est un film sur les relations des dits SDF et des travailleurs sociaux qui s’en occupent. Une partie est consacrée aux jeunes clandestins : 200 jeunes clandestins arrivent chaque année sur le port de Marseille, d’Afrique ou des Balkans. Des associations se sont montées pour l’aide de ces jeunes. Il ne fallait pas en rester à l’image classique de la personne esseulée sous une porte cochère, mais aller à leur rencontre. Le diffuseur m’a dit : vous traitez deux films, les clandestins et les SDF. Il se trouve que de plus en plus les sans logements seront des clandestins. Il n’y avait pas deux thèmes, Arte l’a admis. Le rôle du cinéma est aussi de faire surgir du sens en rapprochant des fragments de réalité apparemment distants.

Ce système de coproduction ne limite-t-il pas les autres usages du film ? Entre la dette et le don, par exemple a été produit par Ardèche Images, qui a trouvé des coproducteurs, Canal Marseille et Arte, qui étaient intéressés à l’insérer dans une soirée thématique. Le film n’est-il pas du coup coupé de la diffusion militante immédiate ?

Pas du tout, et c’est aussi pour ça que j’ai créé Carnet de ville, un outil de développement de projets. A partir du moment où je mets en place les bonnes conditions d’écriture d’un film, je négocie avec le producteur délégué un droit de tirage sur les films réalisés. J’estime qu’il est très important, dans les réseaux associatifs, d’avoir la possibilité d’organiser des soirées, des manifestations, de faire des duplications de cassettes. Je dois dire que les producteurs délégués avec lesquels je travaille ou j’ai travaillé Ardèche Images, Archipel 33, Treize production, Les Films du tambour de soie, ne s’opposent pas à ces diffusions, et travaillent dans le même sens que moi. Mais il vaut mieux assurer sa liberté.


Quand vous faites un film, qu’attendez-vous de lui ? Est-ce que c’est une page tournée ?

Un documentaire se fait en collaboration avec des gens qui désirent penser à voix haute avec moi, là où nous en sommes réellement de nos états de résistance. Un film, pour moi, est une entreprise collective, que je pilote, clairement si possible, où ceux que je rencontre ont leur mot à dire sur l’état de nos passions sociales, comme sur nos volontés de résistance au mépris, aux humiliations. Où en sommes-nous de nos formes de résistances au racisme ? Réponse : Parce qu’ils ont tué Ibrahim ; où en sommes-nous dans notre façon d’accompagner le pauvre? Réponse : Entre la dette et le don . Ressentir comment le travail social individualise chaque cas, et — paradoxalement — assigne à résidence le SDF, le chômeur, le sans-papiers, en faisant remonter nos peurs ancestrales. Sachant qu’un film n’épuise pas des interrogations, au contraire.

Je n’accompagne personne, j’essaye juste, dans un moment assez dense qui est celui de l’expérience cinématographique d’être à la fois avec et dans la bonne distance, de sentir et m’interroger depuis un lieu de relégation qui peut être symbolique ( une usine restructurée, une prison, la pauvreté…) comment regarder le monde.

Dans La formulation, cependant, vous avez mené une démarche qui prenait chaque cas en compte, mais qui impliquait des solidarités, le travail avec des syndicats.

Michel Bijon, metteur en scène de théâtre, avait mené une expérience théâtrale avec le comité d’entreprise, surtout cégétiste, deux ou trois ans auparavant. Nous venons dans la même entreprise parce qu’il y a un plan de restructuration. Au moment où l’usine passe du groupe Rhône-Poulenc au groupe Heutsch. Toute la filière phyto-sanitaire est livrée au groupe allemand. Appuyés par le comité d’entreprise, nous demandons au directeur de l’établissement de pouvoir filmer les gens à leur poste de travail dans l’entreprise. Il refuse, parce que, dit-il, le plan n’est pas terminé. Cela consistait à éliminer 170 emplois sur 350. Il revenait à chaque chef de département de faire la liste des personnes à licencier. D’où un climat pervers, malsain, qui a fait que tout le monde s’est entredéchiré. Comme les gens ne savent pas encore s’ils sont ou non sur la liste, ils ont des réticences à s’exprimer. Alors, nous nous plaçons dans la bibliothèque du comité d’entreprise, en demandant à ceux qui le veulent bien de passer pour parler.

Il y a tout de même un choix esthétique, et pas seulement une adaptation aux circonstances. Vous auriez pu utiliser la vidéo couleur à l’extérieur de l’entreprise, vous avez préféré les vues fixes en noir et blanc, avec les paroles en bande sonore.

Il est vrai que nos fascinations interviennent : La jetée a eu une grande influence, nous en sommes nourris. C’est une façon de rendre hommage aux modèles qui nous ont fécondés. Mais c’est aussi une question d’efficacité : devant le petit magnétophone, dans le cadre familier de la bibliothèque, les gens se confient mieux. Ce sont eux qui refusent l’image mobile, et préfèrent la photographie. Ils ont accepté de dépasser le discours syndicaliste traditionnel, ne se sont pas sentis en position de porte-parole, ils ont accepté de réfléchir avec nous. C’est évidemment le travail antérieur de Michel Bijon qui avait créé le climat de confiance. Ça a été l’occasion de s’apercevoir du peu de mémoire : nous étions en 1993, la moulinette des restructurations fonctionnait en France depuis une vingtaine d’années, et nous avons trouvé nos syndicalistes complètement démunis face au phénomène. Cette entreprise était un haut-lieu de la CGT, qui avait chaque fois dénoncé le mécanisme, mais c’était toujours la première fois. On ferme l’entreprise, on met des banderoles, on convoque la presse, c’est comme une routine. C’est une difficulté pour le monde ouvrier de trouver des formes nouvelles face au redéploiement du salariat et du capital. Si le cinéma peut essayer de participer à sa manière à réinventer la résistance, c’est d’abord en montrant le réel dans sa complexité, ses contradictions, ses paradoxes : ici à partir d’une situation de crise. D’où notre titre : La formulation. Ces gens travaillaient à la formulation chimique, transformant des produits de base en poudres, granulés, pour traiter les cultures, mais ils étaient dans une grande difficulté pour dire, formuler leur situation.

Est-ce que ce n’est pas simplement un jeu de mots ?

Non, parce qu’ils ont dévoilé eux-mêmes que, face à cette situation nouvelle qui contournait les solidarités traditionnelles, les contraignant à s’éliminer eux-mêmes, ils avaient à découvrir de nouvelles formules de riposte. On leur demandait d’établir la liste, sans leur laisser contester le principe. Mécaniquement, les syndicats se repliaient sur la négociation des primes de départ. Les salariés n’étaient plus mobilisés pour réfléchir ensemble à des formes de lutte, ils devaient seulement, soit ne pas être sur la liste, soit faire payer leur départ au plus cher. Les souffrances individuelles étaient fortes. Il n’y a alors d’autres solutions que de faire chronique de cette difficulté à dire.

Vous vous êtes beaucoup intéressé aux problèmes de l’habitat, pas seulement à ceux de l’entreprise. Au nom de l’urgence, par exemple...

C’était une tentative pour retrouver ces gens qui, au lendemain de la guerre, s’étaient organisés devant l’inertie de l’action gouvernementale. C’est aussi la découverte de vieux militants, comme Séverin Montarello, ou Marius Apostolo, qui ont, en France, créé le mouvement Squatter. Le mouvement Castor est né à Toulouse, le mouvement Squatter est né à Marseille, porté par ces deux militants et quelques autres. Ils ont été un moment 10000 à Marseille, inventant toute une démarche : repérage des lieux, évaluation du nombre de familles pouvant être logés, assaut, et, en fonction du propriétaire (église, municipalité, grands propriétaires), se prémunir pour ne pas être délogés. Il existait une loi des réquisitions, mais il fallait encore la faire appliquer. Grace à Michel Anselme et à son équipe du Cerfise, j’ai retrouvé ces vieux militants que personne n’avait vraiment salué. Quand Droit au logement reprend la même démarche et les mêmes arguments, il ne cite pas les antécédents, ce qui est un peu normal, mais oublie les acquis d’une expérience. Et c’est là qu’on retrouve ce problème de la mémoire dont on parlait avec les luttes syndicales. Au lendemain de la guerre, à Marseille, il y avait 65000 personnes qui vivaient dans des bidonvilles. Les Castors, ont fondé cinq cités en autoconstruction. Il y a eu ensuite les cités expérimentales, dans la lignée Le Corbusier. Puis la machine à dupliquer la construction massive s’est mise en branle. Autant, au lendemain de la guerre, les ouvriers ont résisté, et fondé des formes différentes d’habitat, ou participé à des commissions pour créer des cités expérimentales, autant ensuite ils se sont laissé entraîner dans le système uniformisé du logement social. Le mouvement squatter avait décrété " petit bourgeois " le logement individuel !

Ce qui est surprenant, c’est que cette amnésie généralisée dans les luttes — travail, habitat, émigration — n’a pas été vraiment combattue par l’audiovisuel, qui est une mémoire consultable, au moins de demi-génération en demi-génération. Les films sont devenus des archives, pas des moyens de réactivation de la mémoire.

Je ne sais pas pourquoi. Je crois discerner une raison interne : il me semble que cela participe de la machine démocratique institutionnelle. A chaque période, les institutions donnent des réponses techniques à des besoins sociaux. Il faut finir une lutte, et il est difficile de réfléchir la sortie de la lutte. Qu’est-ce qu’on gagne, qu’est-ce qu’on perd ? Tous les médias, dès qu’il y a une sortie de lutte, présentent la réponse technique, qui a été négociée. Le besoin social, la résistance par l’imaginaire, autrement dit tout ce qui constitue la mémoire, sont déjà mis en berne. La filiation des imaginaires est occultée. Les médias, en ce qu’ils sont une chronique officielle, retranscrivent l’événement. Avant de m’engager dans Au nom de l’urgence, j’ai fait rechercher par l’INA régional les 400 documents d’archives sur l’urbanisme. Il est évident que c’est la chronique officielle : inaugurations, colloques, déclarations, etc. On a vu monter tout l’imaginaire de la mise à l’écart. On a d’abord veillé à ce que les ouvriers soient confinés dans le logement social en-dehors de la ville. Dans un premier temps, tout allait bien, il y avait le soleil et l’hygiène ; ensuite, il y a eu la désignation : quartiers défavorisés. On voit ainsi monter tout le discours de dénigrement, de suspicion, de défaveur. Ça, c’est après coup, mais dans le moment où ça se passe, il est difficile de prendre la distance avec la chronique officielle de l’actualité: il faut bien se contenter de réponses techniques, qui apparaissent comme des sorties de crise honorables.


Si bien que le cinéma militant serait une sorte de contre-chronique officielle.

La difficulté du travail de mémoire vient d’abord de la difficulté que nous avons à réfléchir dans l’actualité, pour sortir de nos mémoires effritées, de famille, de groupe, de communauté, pour gagner une mémoire audible par le plus grand nombre : participer de la fabrique d’Histoire. Bien souvent, on ne pense pas que les lieux collectifs sont aussi des lieux institutionnels qui portent leur propre autocensure. Ce que j’essaie de dire dans mes films, c’est que les lieux collectifs sont aussi des lieux paradoxaux, et que travailler ces paradoxes que produisent les lieux collectifs, c’est travailler à la constitution de vraies mémoires appropriables plus largement. Par exemple, dans le film sur Ibrahim Ali, je fais chronique sur le procès des meurtriers d’un jeune Marseillais, colleurs d’affiches du Front National. C’est la première fois, après sept meurtres toujours mis sur le compte de bagarres entre bandes, qu’ils sont pris la main dans le sac, et qu’il y a une vraie responsabilité politique. Un comité Ibrahim Ali se constitue, qui réunit autour de la LDH, des mères de famille, des militants du PS, du MRAP, des citoyens qui représentent la société civile, pour aller au-delà d'un procès de vulgaires meurtriers et souligner la responsabilité d’un mouvement politique. Ils ont accepté mon travail très particulier : à la fois je fais chronique du procès, pour tenter de garder mémoire — car personne d’autre, hors les JT, ne filmait, c’était pendant la Coupe du monde de football — et, à ces militants qui travaillent depuis trois ans à donner un éclairage politique à l’événement, je propose de réfléchir sur les formes de lutte, pour se demander si elles sont adaptées ou pas. Par exemple en quoi les luttes antiracistes sont-elles sous influence des partis politiques qui délèguent abusivement à des associations des pans entiers de leur action pensés comme gênants pour leur clientèle ? Pas simplement faire un travail montrant des mouvements collectifs, mais penser ensemble des images qui vont ensuite, peut-être, nous aider à nous transformer. A tout le moins aller au-delà des impressions sympathiques.

Les juifs ont commencé très tard le travail de mémoire, très souvent par le cinéma. Pendant longtemps, on ne parlait pas de la " solution finale ", mais de tel ou tel aspect, tel ou tel " détail ", comme disait Le Pen. Le drame n’a sans doute pas la même ampleur, mais il faudrait revenir sur les luttes d’antan, à moins de considérer que tout est désormais résolu.

Je ne suis pas certain que les juifs aient commencé très tard le travail de mémoire. D’abord je n’ai toujours pas vu " La route est longue " le long métrage autobiographique de Israël Beker de 1946 qui représente l’Holocauste. Ensuite chaque période porte son fardeau d’inaudible. Tout cinéaste est confronté à l’inaudible. Et ceux qui sont sortis des camps l’ont été plus encore.

Je reviens sur le cas Ibrahim Ali, refusé par plusieurs télévisions, pour deux raisons. Un programmateur m’a dit : c’est trop allusif, il faut être plus précis, plus informatif, plus pédagogique. Un autre : ça ne donne pas envie de militer. Les relais d’opinion, ceux qui font quelque part la programmation, ont besoin de galeries de portraits édifiants, de plongées valorisantes, pas d’approche des doutes. Il faut édifier le peuple en lui présentant des héros qui les amènent à militer.

Certains m’ont dit : le fait de vous interroger sur la limite des formes de lutte, ça va fragiliser le mouvement antiraciste. Une fois de plus, on voit bien que la dimension promotionnelle, publicitaire, de communication, a gagné les lieux de résistance. Parce qu’ils ont tué Ibrahim a été présenté à la Ligue des Droits de l’Homme, devant une centaine de personnes. La salle était partagée en deux. 50% des présents disaient : c’est bien parce que ça nous oblige à réfléchir sur les formes de lutte souvent déphasées par rapport aux enjeux, c’est une radioscopie douloureuse ; les autres disaient : c’est dévalorisant, ce qu’il faut, c’est communiquer sur nos initiatives actuelles. Conclusion : quand on est autocritique, quand on pratique la distance avec soi, on donne des armes à l’ennemi. Quand, au sein d’un mouvement de résistance, vous avez des contradicteurs qui tentent de pousser la critique, ceux qui ont le pouvoir peuvent interpréter cela comme une trahison. Être critique avec sa propre famille, c’est renforcer l’ennemi. On n’est pas sorti de ça. On n’est pas sorti du stalinisme. Le discours de communication perpétue ce dispositif de guerre, fut-il symbolique. Un programmateur, en général, se demande ce que le public va penser de ce qu’il va leur montrer, mais il est persuadé en même temps qu’il sait à l’avance ce que le public va en penser. Tous ne sont pas comme ça, sans quoi le cinéma français n’aurait pas les richesses dont il fait montre actuellement, mais je persiste à penser que beaucoup de programmateurs agissent comme des publicitaires, qui croient savoir ce qui va plaire ou ne pas plaire au public. Mieux encore, ce qu’il lui faut.

La formulation, qui sort des sentiers battus du film sur le travail, a eu quel public ?

Il a été diffusé sur France 3 Méditerranée, dans des festivals, plusieurs copies sont parties à Mémorimages pour diffusion sur des réseaux. Il a été tiré en cassettes à 200 exemplaires. Le monde syndical n’a pas été preneur, toujours pour la même raison : quand l’action est passée, quand la lutte a eu lieu, quand on a gagné ce qu’on a gagné, le problème n’est plus de faire mémoire, mais de passer à autre chose. La critique des images, des représentations, ce n’est plus intéressant.

On oublie l’échec..

… et on passe à autre chose. Mais, sincèrement, je n’ai pas produit tout l’effort de répertorier les lieux de mémoire actifs. D’une manière générale, moi comme les autres, je suis pris par l'urgence, et ce que je critique, je le prends aussi à mon compte. Un film, lorsqu’il a été diffusé sur une télé, lorsqu’il a fait quelques festivals, qu’il a été dupliqué en cassettes, qu’il a été inscrit dans des vidéothèques, des médiathèques, n’intéresse plus les distributeurs. Si le relais n’est pas pris par les passionnés de cinéma ou les militants, il n’y a pas de cinéma politique, car sa fonction n’est pas seulement de communiquer dans l’instant, mais aussi de nourrir la réflexion au-delà de l’instant. Or, l’action syndicale, c’est de faire que les gens se tirent le moins mal possible d’une situation précise. Finalement, La formulation, dans la période actuelle, où on essaie plutôt d’entretenir des positions, est de ces films qu’on préfère oublier.

Jusqu’aux années 60, le documentaire condamnait l’exploitation du travail. Mais il y avait aussi, sur le mode lyrique, une certaine célébration de ses vertus. Le geste de l’artisan était montré dans sa dimension, esthétique : je pense au Sabotier du Val de Loire, de Jacques Demy. Il y avait une mythologie ouvrière. Aujourd’hui, on n’aborde plus le travail que par ses catastrophes : chômage, licenciements, etc. Il n’y a plus que les films d’entreprise pour célébrer le travail, et concurrencer le stakhanovisme d’antan.

Il y a des cités entières où j’ai tourné, à Marseille, où presque personne n’a de travail, ce qui ne donne pas envie de le célébrer. Par ailleurs, les formes de travail évoluent, l’incertitude gagne. La sous traitante individualisée avance avec l’informatique…Certains secteurs se développent. Par exemple le travail social devient important : c’est 400000 personnes en France. Nous avons peut-être toujours de la difficulté à filmer des métiers moins en prise avec la transformation de la matière. Mais cela change : du côté des films de recherche, du cinéma expérimental, de l’art vidéo les nouveaux matériaux sont pris en compte, et de manière jubilatoire. Il faut savoir écouter le cinéma d’où qu’il vienne. Il est temps d’arrêter d’opposer des genres.

C’est vrai que dans le documentaire, l’inquiétude intellectuelle prend le pas sur la jubilation. Les documentaristes disent en général plus les problèmes d’actualité qu’un chant du monde. Sans doute était-ce le fait de l’audimat. Je crois qu’il est nécessaire et urgent, de tenir les dimensions de refus personnels et collectifs, tout autant que de chanter en images le bonheur à être. Peut-être à construire une mythologie que vous appelez de vos vœux, qui n’opposerait pas la recherche de formes et la résistance. Je crois que ça s’appelle le cinéma.

Les films documentaires restent pour moi des essais, qui me donnent l’occasion de rencontres, de découvertes. Ça passe souvent par des relations personnelles. J’ai d’abord été dans le Comité Ibrahim Ali, parce qu’il me semblait que c’était juste, et c’est ensuite, dans le lieu, au cours des réunions, que je me suis dit : il faut faire ce film. Je suis alors sorti du comité pour garder ma liberté, mais je connaissais les gens. C’est plus évident dans les portraits que j’ai fait de Jacques Windenberger, le photographe, de Claude Viallat, le peintre. Même chose pour La formulation, grâce à Michel Bijon, j’avais rencontré les ouvriers lors de la présentation de leur pièce de théâtre. C’est par nos itinéraires, nos rencontres, que nous abordons le monde.

 

Entretien paru dans le numéro 110 de la revue Cinémaction - 2004.

Temps de pause

 

À propos du film "le pacte fragile" et du travail photographique de Jacques Windenberger, Alain Dufau.


Des usages

Je me souviens très bien de la phrase de Serge Daney que tu me disais avoir entendu sur France Culture dans l’émission "A voix nue" (sache que je n’en doute pas). Tu m’as même précisé la date, en chroniqueur infatigable : c’était le 28 août 1992 (je m’en fous totalement) et même que c’était une rediffusion (encore plus).

C’était : "Il n’y a d’image que là où l’autre existe".

Là ce fut différent.

Il était temps pour moi d’apprécier tes images.

D’en fréquenter des milliers m’a obligé à y voir plus clair sur mon désir de cinéma comme suite d’instantanés.

Nous pouvons arrêter l'image (arrêt sur image, photo), nous ne pouvons pas arrêter le son (ou plutôt, si, on le peut techniquement, mais localiser une fréquence n'a pas vraiment de sens).

Le désir de cinéma vient de ce paradoxe. Plus que dans l'animation d'instants photographiques proches, c'est dans l'écart entre, d'une part, l'évidence de fragment, d'arrêt, de saisissement propre à la photo, et d'autre part l'évidence de fluidité, de récit, de musicalité, propre à l'enregistrement sonore, que naît le pathétique du désir de cinéma.

À tel point que le cinéma muet n'a jamais vraiment existé. Vers 1925 il existait à Marseille environ 500 musiciens de cinéma. Ils jouaient en direct. Alors le cinéma était reçu par tous comme un spectacle vivant aussi instantané que le théâtre.

Seule la sourde respiration d'une salle de cinéma et son public nous renvoie à ce moment. Seule la sourde respiration d'une salle de cinéma, ou, dernier espoir, l'engagement conscient et viscéral pour un cinéma qui s'invente avec son public, qui cherche à voir, qui fait sourdre plus qu'il n'assène, qui plisse les yeux parce qu'il y a trop de lumières, trop d'enchâssements donnés pour vérités (l'actualité, les "news", restant un des catéchismes de notre fin de siècle, qui jamais ne propose mais livre "la" vérité), un cinéma qui invite à discerner, en partageant l'émotion.

Quand le cinéma s'invente avec son public, il peut à ce moment s'inventer son public.

Enfin pour moi c'est plus facile à dire qu'à faire.

Et puis est-ce bien possible encore quand le travail de film documentaire se trouve la plupart du temps phagocyté par la télévision ?

Nous voilà condamnés à devoir mettre entre parenthèse le dispositif de monstration ou plutôt penser à une hypothétique et allégorique "salle de cinéma-- salle de classe-salle de séjour-chambre à coucher". À mettre entre parenthèse son support (pellicule, vidéo, numérique).

Seule réponse honorable : espérer le public (je ne parle pas d’audimat), le penser par évocation personnelle du rituel cinématographique. Pour moi là est l’usage actuel du documentaire : je veux dire celui qui commande sa nécessité.

Cette résistance à l'environnement devient un des objets du cinéma, du fait même de l'utilisation du désir de cinéma par la télévision.

Mettre en scène la résistance à l'environnement médiatique et ses normes, ses codes et ses clichés ; la faire partager dès l'élaboration du film (sans complaisance à l'autre, le filmé), comme une nécessaire contagion.

C’est ce qui m’a séduit dans ta démarche obligée de documentariste photographe. Obligée par le marché. Obligée plus sûrement par tes incessants va-et-vient entre les lieux où tu photographies, les lieux où tu développes, les lieux où tu montres, et très souvent aux photographiés directement. La photo comme cosmogonie portative, mais concrètement.

Il y a peu tu te disais journaliste- reporter- photographe.

Documentariste tu es.

Car je vois dans cet aveu de transformation comme une évidence conquise sur tes propres réserves : l’œuvre et ses réserves.

 



De l’approche documentaire

Je me sens artisan d'inquiétude et de jubilation ; je me sens plus réalisateur que producteur. De cette façon quasi enfantine de triturer les matériaux d'expression, jusqu'à ce que, à l'écran, nous ne sachions plus trop s'il s'agit d'image ou de son, mais bien d'émotions, de cris, d'allégories, d'humaines passions, des rituels de toujours passés au ripolin du présent.


Inquiétude et jubilation : de ce travail paradoxal, éternelle demande d'amour.

Car c’est bien avec des gens que nous travaillons.

Et je sais ta démarche têtue.

Tes photographies sont faites à certains moments, certaines heures, avec des gens particuliers qui acceptent cette relation de confiance ; puis ces photographies sont exposées, dupliquées, elles circulent dans les familles, dans des écoles, des centres sociaux, des lieux de débat, d'exposition, des lieux publics...

Puis tu engages ton statut de producteur d'images, d'artisan d'images, pour comprendre avec les gens comment ces images sont reçues, perçues, vécues, comment elles sont digérées dans la moulinette médiatique, parfois vécues comme impression d'un moment rare, parfois oubliées.

Et si tes photographies servent de support de réflexion et d'analyse à des responsables et décideurs, tu veux savoir ce qu'elles deviennent auprès de ceux-là mêmes qui ont prêté ou donné leur image. Tu veux savoir ce qu'elles deviennent auprès de tous ceux qui les utilisent, et s'autorisent ou pas, à exprimer ce qu'ils voient.

Car tu sais d’abord que les émotions données par une photo ne vont pas d'évidence, tu sais que tous et toutes ne pouvons ressentir les mêmes choses.

Mais tu ne te résous pas à ce que tu sais, alors toujours tu repars et quittes ta maison pour entendre comment l’autre voit tes photos. Comment l’image de l’autre peut-elle interpréter autre chose que le pacte fragile qu’est toute relation ?

C’est comme une évidence qu’on n’ose jamais tutoyer : tu ne photographies pas l’autre, mais simplement ta relation à l’autre. Je ne filme pas l’autre, mais simplement ma relation à l’autre. C’est toujours cela que le spectateur d’abord reçoit.


Nous nous sommes retrouvés sur le désir de dévoiler notre réalité, de faire remonter les émotions, d'écouter les jeux de regards croisés de ceux qui réalisent les images, de ceux qui les regardent, de ceux qu'elles représentent, de ce qu’elles représentent, sur le désir de fabriquer du documentaire.

Il n'est d'autre issue pour nous que de poursuivre le lent recueil des fragments de vie quotidienne en rencontrant.


Faire des images et bannir la facilité qui voudrait que l'image soit la chose la mieux comprise et partagée par tous.

En ce moment social où l'image est coincée entre l'hystérie et l'interdit, entre : d'un côté la profusion infinitélévisuelle des news, reportages, clips, jeux, pubs, informations promotionnelles en tout genre, et de l'autre, la montée du refus de l'image (par bienséance pédagogique ou intégrisme religieux). La bienséance pédagogique fait chez nous plus de ravages que l’intégrisme : mais qui le voit, qui en souffre vraiment? En ce moment où les modes d'encadrement sociaux ne cessent de s'affiner et tout à la fois hésitent ; où se juxtaposent les créations les plus complexes, et puis, tout proche, le refus mauvais de toute expression, de toute image ; en ce moment où à quelques centaines de kilomètres d'ici, tout est fait pour que se taisent les poseurs de question ; où arrivent d'Algérie des hommes et des femmes en souffrance... Ici et maintenant inventer des images avec les autres. Image, laboratoire du regard, invite.

 



Temps présent et histoire

Le déni de réalité est à ce point développé par les protagonistes de l’industrie des programmes qu’il nous est difficile de tenir le cap de l’évocation du présent, une évocation qui engagerait notre désir de nous transformer. Comme l’histoire, il nous faut rendre présent, représenter. Au-delà des clichés colportés, en écoutant, tu as raison, ce que nos maîtres artistiques nous ont transmis.
Je me suis engagé très progressivement (je suis un paysan) dans la parole au cinéma comme épreuve de liberté (et non la parole comme vérité, le propre de l’imprécateur) : filmer des corps qui parlent.
Marcher avec.
En partageant, en pataugeant du verbe et ses questions douloureuses, avec celui que je filme, je m’implique dans le dire car clairement nous avons à y gagner au moment où nous le faisons.
Mais quoi donc ?
Expérience particulière du dépassement de soi ou plutôt tentative de lucidité. Moments à construire où la capacité à regarder l’histoire serait une capacité à entrevoir l’histoire à faire. Sans illusion.
Alors le soi construit avec l’autre, comme une borne devenue à peu prés visible, comme image d’une tentative étayée, à étayer de la réalité à conquérir, comme mise en danger de sa propre existence.
L’évidence que mon désir de construire du sens avec l’autre au moment où je l’écoute en dit plus que des leçons que j’aurais à communiquer.
Pour s’engager dans une écoute non complaisante, dans l’émergence de sens nourriciers, l’aveu de bricolage m’apparaît comme un préalable trop souvent occulté, le moindre des préalables.
N’est-ce pas ce double aveu, et de bricolage des réponses humaines, et d’une réalité qui nous échappe, qui actuellement rend le travail documentaire difficilement visible?


À propos de l’esthétique

Chez toi, dans ta photo, tout est à échelle humaine, tout est sous le geste de l'homme. C'est cela même qui casse une vision paupériste ou grandiloquente. Tout est sous le geste de l'homme, de sa présence, même si ce n'est qu'une ombre restante, portée. Le véritable habitat c'est quand il est habité de l'intérieur. Ici c'est le cas : comme si le décor pouvait être transformé, comme si rien n'existait irrémédiable, comme si nous pouvions transformer notre regard, comme si celle qui sourit, celui qui pleure pouvait se transformer.

Tout peut être autrement... Et pourtant c'est à jamais, là, dans cette photo, à jamais dans nos mémoires.
Ta photo donne à entendre l'improbable maîtrise de l'homme sur lui-même et le monde qui l'entoure. Le pathétique c’est le contraire du pathos.

En même temps cela paraît plus simple : il y a ton regard, ta proposition de regard, liée, fondue avec l'auto-mise en scène des gens.

Ceux-là n'ont pas peur de ton regard, ils savent même, à se donner ainsi qu'ils vont découvrir une autre image que nous avons d'eux, et qu'en définitive ils ont aussi d'eux-mêmes.
Et ton regard c'est du folk, comme on le dit de la bonne musique populaire. C'est pas une photo, "la" photo, ce sont des fragments de vie quotidienne, des éclats, des moments, qui assemblés nous invitent à la naissance d'un récit possible, construit avec l'autre. La photo comme musique d'un possible, d'une invention mutuelle, d'une double fierté simplement affirmée.

J'aime aussi beaucoup la naïveté presque picturale.
D'ailleurs comme les peintres tu légendes tes photos, tu localises, tu nommes la scène, les conditions, tu assignes un sens fort qu'immédiatement nous sommes obligés de faire jouer sur la photo.
Je parle d’une photo qui n’est pas dans ce recueil : c’est aussi bien.
Tu dis : voilà il s'agit de ça, cherchez pas, nous sommes "entre 7h30 et 9h, à la FNAC" et puis "ménage au rayon T.V.". Comme toute peinture documentaire tu dis simplement que la vie est là, tenace dans un lieu, un mouvement, une présence.
En quelque sorte tu rassures : un peu comme les premiers plans dans les photos classiques des années 30 : ça servait à rentrer dans la photo (enfin c'est ce qu'on disait). Voilà c'est ça, la légende de chaque photo c'est comme un premier plan, une marche pour nous dire d'oser y aller.
Y a rarement besoin de ça, mais bon, ça rassure les programmateurs, les diffuseurs, les adeptes du "traitez-moi ce thème, seulement ce thème et ne regardons pas ailleurs". C’est comme une humilité à laquelle tu t’assignerais. Et j’accepte ton travail comme tu veux bien nous le montrer.
Reste que les écrans T.V. de cette même photo ne reflètent que d'autres T.V., c'est le règne de la duplication du vide. Reste que la frontalité de ces télés est quasi obscène, que sur la plupart d'entre elles on peut lire, ou deviner "cet été prenez le temps..."
À la fois invite à chercher ailleurs et aveu d'une absence totale de programme, de contenu, de sens, d'émotion.
Reste que Bonie (je sais, son nom n’est pas écrit dans la photo, ni dans la légende, mais comme tu m’as soufflé son nom, maintenant j’en parle), oui Bonie nous tourne le dos, parce que l'électronique a ses manards, ses oubliés du petit matin, mais surtout qu'il n'y a rien à voir. Circulez !
Le sens, et l'émotion plus sûrement, tu nous les proposes en nous montrant le présent simplement tel qu'il peut être, tel qu'il peut se dérouler tendre ou dramatique, mais jamais outré. Il n'y a pas d'héroïsme à être. Il y a seulement de la fierté à partager ensemble l'humaine condition, tout autant, de la fierté à savoir que le monde, il ne tourne pas à la même vitesse pour tous.

Tu nous rapproches de notre présent alors même qu'il nous semblait que tout fuyait de toute part. C'est pas seulement l'été qu'il faut prendre le temps. C'est dès maintenant, voyez ce regard, voyez ces enfants, voyez-vous, voyons-nous, osons être disponible à l'autre, avec nos gestes, nos sourires, nos pleurs, nos travaux, nos attentes.

C'est ce sentiment du présent qui remonte, au-delà, bien au-delà des images compassées du marché de la plainte et de l'allégeance généralisée.


Documentaire et société

La place des documentaristes dans notre société ne va pas pour moi au-delà de ce que nous pouvons produire, des enjeux que nous assignons à ce que nous pouvons produire :
Jacques je te le concède, la photographie comme le film travaille notre désir de connaissance, en ce qu'il est désir d'élucider le réel (ou plutôt de ses fragments). Mais à la différence des news (et leur accumulation hystérique), des reportages télés (et la démarche trop souvent vériste du journaliste : "ce que j'ai vu est vrai"), l'intention est en question et pose question : elle m'oblige à transformer mes angoisses en inquiétudes, mes plaisirs en jubilations, elle m'oblige à formuler pour moi, spectateur.
L'intention se mettant au travail sous mes yeux, sous mes sens, il y a quelque chance de tutoyer (ça serait déjà pas si mal) l'intérêt philosophique.
C'est à ce moment que l'intention, voire le sujet, (grâce à son récit concret, en gagnant la dimension symbolique), peut devenir allégorique. C’est ce que tu appelles les photographies emblématiques.

Mais la photographie comme le film est une proposition personnelle, signée : singulière et sanglière (pour ne pas oublier le qui je suis animal). Dans sa force individuelle, tout autant que sa fragilité : ce n'est que mon cri, mon expression, ma poétique, ma recherche, ma quête..., mais c'est mon cri.
Ce point de vue forcément esthétique affirme ton style en jeu avec l'intention. C’est la douce distance à laquelle tu te places pour photographier quelqu’un, comme ce moment avant de lui serrer la main. C’est ce rapport particulier entre le cadre et la personne photographiée, comme une interrogation sur le poids de l’un sur l’autre.
Certains parlent de traitement : je trouve que le mot s'est dévalué : la traite de quoi ? des "sujets" télévisuels ? La façon dont on traite les autres dans le film, avec le film : les gens filmés et le public ? C'est aussi une façon d'instrumentaliser l'esthétique : faire la bonne illustration du sujet, son bon traitement: traitez- moi ça, torchez-moi ça !
En définitive dans sa fonction d'assujettissement de rendre second le sujet vivant.
C’est ce que produit de plus sournois le traitement thématique.
Difficile de séparer l'esthétique et l'éthique au cinéma, comme en photographie.

Mais telle une proposition filmique tu proposes souvent des suites de photographies, un récit, une réflexion sensible séquentielle qui place dans une continuité ses tensions, ses respirations.
Dans un film comme dans une photographie, il reste l'ordre de la nécessité qui porte. En aval, présent ou pas, ce que le peintre nommant "le duende" disait roder du côté de la naissance de la lumière, du jaune aux troubles maronnasses qui malgré tout éclairent.



Texte écrit pour "Temps de pause", parcours photographique de Jacques Windenberger, Éditions Bik et Book, Marseille 1999.