Filmer avec… Entretien avec Alain Dufau (Guy Gauthier)

Cinéaste militant ?

Je ne me sens pas cinéaste militant. Au sens de fabricant de tracts, ou de porte-parole idéologique. Par contre je défends concrètement un cinéma que j’espère politique. En ce qu’un film documentaire interroge tout à la fois le sens de l’image dans notre société et ce que nous pouvons voir concrètement. Comment regarder quoi ? Quoi filmer comment ? Cette tension constante fait pour moi la nécessité  du cinéma documentaire. Je n’ai jamais pu séparer le fonds de la forme. Pas plus distinguer l’émotion de l’entendement. C’est forcément une tentative pour partager des émotions et du sens avec les protagonistes du film puis les spectateurs, pour débrouiller les fils de la complexité ou de la simplicité apparente.

Les images sont massivement organisées sous les registres de l’illustration moralisatrice, de l’émotivité ou du pédagogique. Mais, c’est avec les autres que je peux refuser de me laisser noyer dans le flot incessant des images illustratives ; avec ceux que je rencontre refuser tout autant le simplisme réducteur. Comment regarder quoi avec qui ? Filmer avec, énoncer avec, élaborer avec, cheminer avec. Je ne sais pas vraiment pourquoi : je garde espoir dans la transformation des êtres humains, même si cet espoir est ridiculement petit, lucidement vain. Peut-être un film peut-il déplacer mon regard, notre regard, travailler un peu notre désir de transformation. De fait je ne peux penser sur les gens mais avec eux. Faire un film c’est discerner où j’en suis de mon rapport avec les autres, avec la société aussi et ses institutions imaginaires, la force de ses conventions. Ecouter les respirations collectives.

Parfois je travaille à partir d’ateliers d’écriture, d’ateliers de théâtre, de séminaires. Parfois il s’agit de co-écriture : ainsi avec Alain et Mohamed deux personnes détenues à la prison des Baumettes, pour le film Il y a un temps réalisé dans le cadre d’ateliers d’expression menés par Lieux Fictifs. Parfois l’objet même est de montrer le travail d’un collectif : ce fut le cas dans  Parce qu’ils on tué Ibrahim. Bien évidemment et ce n’est pas si simple, les règles du jeu (entre l’élaboration, l’écriture et la réalisation) doivent être claires, et si elles changent il faut les reformuler.

Vous travaillez régulièrement avec la télévision régionale. Comment, à votre avis, le cinéma militant " à l’ancienne " peut-il se glisser entre les deux systèmes de financement, production Télé et cinéma, sans perdre sa raison d’être ?

Pour le cinéma qui engage la dimension collective il est assez difficile d’accéder à la diffusion large des télévisions nationales. Cependant, le nombre de diffuseurs audiovisuels tourne autour de 140, ce qui permet à bon nombre de producteurs d’accéder à l’automatique et au sélectif. Théoriquement, cela donne plus de chances, mais ce sont souvent des " couloirs " thématiques, en fonction de la spécialisation des chaînes. Il faudrait s’interroger sur l’incidence de la montée en charge du thématique, sur les contraintes du thème sur la liberté de création. Je me suis souvent entendu dire : " Vous changez de thème ". Exemple : Entre la dette et le don, coproduit avec Arte. C’est un film sur les relations des dits SDF et des travailleurs sociaux qui s’en occupent. Une partie est consacrée aux jeunes clandestins : 200 jeunes clandestins arrivent chaque année sur le port de Marseille, d’Afrique ou des Balkans. Des associations se sont montées pour l’aide de ces jeunes. Il ne fallait pas en rester à l’image classique de la personne esseulée sous une porte cochère, mais aller à leur rencontre. Le diffuseur m’a dit : vous traitez deux films, les clandestins et les SDF. Il se trouve que de plus en plus les sans logements seront des clandestins. Il n’y avait pas deux thèmes, Arte l’a admis. Le rôle du cinéma est aussi de faire surgir du sens en rapprochant des fragments de réalité apparemment distants.

Ce système de coproduction ne limite-t-il pas les autres usages du film ? Entre la dette et le don, par exemple a été produit par Ardèche Images, qui a trouvé des coproducteurs, Canal Marseille et Arte, qui étaient intéressés à l’insérer dans une soirée thématique. Le film n’est-il pas du coup coupé de la diffusion militante immédiate ?

Pas du tout, et c’est aussi pour ça que j’ai créé Carnet de ville, un outil de développement de projets. A partir du moment où je mets en place les bonnes conditions d’écriture d’un film, je négocie avec le producteur délégué un droit de tirage sur les films réalisés. J’estime qu’il est très important, dans les réseaux associatifs, d’avoir la possibilité d’organiser des soirées, des manifestations, de faire des duplications de cassettes. Je dois dire que les producteurs délégués avec lesquels je travaille ou j’ai travaillé Ardèche Images, Archipel 33, Treize production, Les Films du tambour de soie, ne s’opposent pas à ces diffusions, et travaillent dans le même sens que moi. Mais il vaut mieux assurer sa liberté.