Filmer avec… Entretien avec Alain Dufau (Guy Gauthier)

Si bien que le cinéma militant serait une sorte de contre-chronique officielle.

La difficulté du travail de mémoire vient d’abord de la difficulté que nous avons à réfléchir dans l’actualité, pour sortir de nos mémoires effritées, de famille, de groupe, de communauté, pour gagner une mémoire audible par le plus grand nombre : participer de la fabrique d’Histoire. Bien souvent, on ne pense pas que les lieux collectifs sont aussi des lieux institutionnels qui portent leur propre autocensure. Ce que j’essaie de dire dans mes films, c’est que les lieux collectifs sont aussi des lieux paradoxaux, et que travailler ces paradoxes que produisent les lieux collectifs, c’est travailler à la constitution de vraies mémoires appropriables plus largement. Par exemple, dans le film sur Ibrahim Ali, je fais chronique sur le procès des meurtriers d’un jeune Marseillais, colleurs d’affiches du Front National. C’est la première fois, après sept meurtres toujours mis sur le compte de bagarres entre bandes, qu’ils sont pris la main dans le sac, et qu’il y a une vraie responsabilité politique. Un comité Ibrahim Ali se constitue, qui réunit autour de la LDH, des mères de famille, des militants du PS, du MRAP, des citoyens qui représentent la société civile, pour aller au-delà d'un procès de vulgaires meurtriers et souligner la responsabilité d’un mouvement politique. Ils ont accepté mon travail très particulier : à la fois je fais chronique du procès, pour tenter de garder mémoire — car personne d’autre, hors les JT, ne filmait, c’était pendant la Coupe du monde de football — et, à ces militants qui travaillent depuis trois ans à donner un éclairage politique à l’événement, je propose de réfléchir sur les formes de lutte, pour se demander si elles sont adaptées ou pas. Par exemple en quoi les luttes antiracistes sont-elles sous influence des partis politiques qui délèguent abusivement à des associations des pans entiers de leur action pensés comme gênants pour leur clientèle ? Pas simplement faire un travail montrant des mouvements collectifs, mais penser ensemble des images qui vont ensuite, peut-être, nous aider à nous transformer. A tout le moins aller au-delà des impressions sympathiques.

Les juifs ont commencé très tard le travail de mémoire, très souvent par le cinéma. Pendant longtemps, on ne parlait pas de la " solution finale ", mais de tel ou tel aspect, tel ou tel " détail ", comme disait Le Pen. Le drame n’a sans doute pas la même ampleur, mais il faudrait revenir sur les luttes d’antan, à moins de considérer que tout est désormais résolu.

Je ne suis pas certain que les juifs aient commencé très tard le travail de mémoire. D’abord je n’ai toujours pas vu " La route est longue " le long métrage autobiographique de Israël Beker de 1946 qui représente l’Holocauste. Ensuite chaque période porte son fardeau d’inaudible. Tout cinéaste est confronté à l’inaudible. Et ceux qui sont sortis des camps l’ont été plus encore.

Je reviens sur le cas Ibrahim Ali, refusé par plusieurs télévisions, pour deux raisons. Un programmateur m’a dit : c’est trop allusif, il faut être plus précis, plus informatif, plus pédagogique. Un autre : ça ne donne pas envie de militer. Les relais d’opinion, ceux qui font quelque part la programmation, ont besoin de galeries de portraits édifiants, de plongées valorisantes, pas d’approche des doutes. Il faut édifier le peuple en lui présentant des héros qui les amènent à militer.

Certains m’ont dit : le fait de vous interroger sur la limite des formes de lutte, ça va fragiliser le mouvement antiraciste. Une fois de plus, on voit bien que la dimension promotionnelle, publicitaire, de communication, a gagné les lieux de résistance. Parce qu’ils ont tué Ibrahim a été présenté à la Ligue des Droits de l’Homme, devant une centaine de personnes. La salle était partagée en deux. 50% des présents disaient : c’est bien parce que ça nous oblige à réfléchir sur les formes de lutte souvent déphasées par rapport aux enjeux, c’est une radioscopie douloureuse ; les autres disaient : c’est dévalorisant, ce qu’il faut, c’est communiquer sur nos initiatives actuelles. Conclusion : quand on est autocritique, quand on pratique la distance avec soi, on donne des armes à l’ennemi. Quand, au sein d’un mouvement de résistance, vous avez des contradicteurs qui tentent de pousser la critique, ceux qui ont le pouvoir peuvent interpréter cela comme une trahison. Être critique avec sa propre famille, c’est renforcer l’ennemi. On n’est pas sorti de ça. On n’est pas sorti du stalinisme. Le discours de communication perpétue ce dispositif de guerre, fut-il symbolique. Un programmateur, en général, se demande ce que le public va penser de ce qu’il va leur montrer, mais il est persuadé en même temps qu’il sait à l’avance ce que le public va en penser. Tous ne sont pas comme ça, sans quoi le cinéma français n’aurait pas les richesses dont il fait montre actuellement, mais je persiste à penser que beaucoup de programmateurs agissent comme des publicitaires, qui croient savoir ce qui va plaire ou ne pas plaire au public. Mieux encore, ce qu’il lui faut.

La formulation, qui sort des sentiers battus du film sur le travail, a eu quel public ?

Il a été diffusé sur France 3 Méditerranée, dans des festivals, plusieurs copies sont parties à Mémorimages pour diffusion sur des réseaux. Il a été tiré en cassettes à 200 exemplaires. Le monde syndical n’a pas été preneur, toujours pour la même raison : quand l’action est passée, quand la lutte a eu lieu, quand on a gagné ce qu’on a gagné, le problème n’est plus de faire mémoire, mais de passer à autre chose. La critique des images, des représentations, ce n’est plus intéressant.

On oublie l’échec..

… et on passe à autre chose. Mais, sincèrement, je n’ai pas produit tout l’effort de répertorier les lieux de mémoire actifs. D’une manière générale, moi comme les autres, je suis pris par l'urgence, et ce que je critique, je le prends aussi à mon compte. Un film, lorsqu’il a été diffusé sur une télé, lorsqu’il a fait quelques festivals, qu’il a été dupliqué en cassettes, qu’il a été inscrit dans des vidéothèques, des médiathèques, n’intéresse plus les distributeurs. Si le relais n’est pas pris par les passionnés de cinéma ou les militants, il n’y a pas de cinéma politique, car sa fonction n’est pas seulement de communiquer dans l’instant, mais aussi de nourrir la réflexion au-delà de l’instant. Or, l’action syndicale, c’est de faire que les gens se tirent le moins mal possible d’une situation précise. Finalement, La formulation, dans la période actuelle, où on essaie plutôt d’entretenir des positions, est de ces films qu’on préfère oublier.

Jusqu’aux années 60, le documentaire condamnait l’exploitation du travail. Mais il y avait aussi, sur le mode lyrique, une certaine célébration de ses vertus. Le geste de l’artisan était montré dans sa dimension, esthétique : je pense au Sabotier du Val de Loire, de Jacques Demy. Il y avait une mythologie ouvrière. Aujourd’hui, on n’aborde plus le travail que par ses catastrophes : chômage, licenciements, etc. Il n’y a plus que les films d’entreprise pour célébrer le travail, et concurrencer le stakhanovisme d’antan.

Il y a des cités entières où j’ai tourné, à Marseille, où presque personne n’a de travail, ce qui ne donne pas envie de le célébrer. Par ailleurs, les formes de travail évoluent, l’incertitude gagne. La sous traitante individualisée avance avec l’informatique…Certains secteurs se développent. Par exemple le travail social devient important : c’est 400000 personnes en France. Nous avons peut-être toujours de la difficulté à filmer des métiers moins en prise avec la transformation de la matière. Mais cela change : du côté des films de recherche, du cinéma expérimental, de l’art vidéo les nouveaux matériaux sont pris en compte, et de manière jubilatoire. Il faut savoir écouter le cinéma d’où qu’il vienne. Il est temps d’arrêter d’opposer des genres.

C’est vrai que dans le documentaire, l’inquiétude intellectuelle prend le pas sur la jubilation. Les documentaristes disent en général plus les problèmes d’actualité qu’un chant du monde. Sans doute était-ce le fait de l’audimat. Je crois qu’il est nécessaire et urgent, de tenir les dimensions de refus personnels et collectifs, tout autant que de chanter en images le bonheur à être. Peut-être à construire une mythologie que vous appelez de vos vœux, qui n’opposerait pas la recherche de formes et la résistance. Je crois que ça s’appelle le cinéma.

Les films documentaires restent pour moi des essais, qui me donnent l’occasion de rencontres, de découvertes. Ça passe souvent par des relations personnelles. J’ai d’abord été dans le Comité Ibrahim Ali, parce qu’il me semblait que c’était juste, et c’est ensuite, dans le lieu, au cours des réunions, que je me suis dit : il faut faire ce film. Je suis alors sorti du comité pour garder ma liberté, mais je connaissais les gens. C’est plus évident dans les portraits que j’ai fait de Jacques Windenberger, le photographe, de Claude Viallat, le peintre. Même chose pour La formulation, grâce à Michel Bijon, j’avais rencontré les ouvriers lors de la présentation de leur pièce de théâtre. C’est par nos itinéraires, nos rencontres, que nous abordons le monde.

 

Entretien paru dans le numéro 110 de la revue Cinémaction - 2004.