Paroles d’auteurs, paroles de réalisateurs (à propos de l'adaptation, Alain Dufau / Marie-Eve Venturino)

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"Il y a des images dans les mots et des mots dans les images. On n'adapte pas un texte poétique, on passe d'un type d'images à un autre."
Gérard LEBLANC in “L'Entre vues”,
Jean-Daniel Pollet et Gérard Leblanc.  Éditions de l'œil.

Le cinéma inventé, les opérateurs Lumière eurent tôt fait en quelques mois de gagner tous les continents, d’y filmer des images de découverte pour un public friand de nouveaux spectacles. Raymond Queneau le rappelle "le cinéma est né (...) dans les kermesses, a vécu dans les faubourgs et s'est épanoui sans l'aide des gens cultivés".
Mais très vite aussi le cinéma saura utiliser la littérature: beaucoup de films muets adapteront des pièces de théâtre ou des romans, et Méliès s'inspirera de Jules Verne ou de H.G. Wells.
Dés les années 10, les romans d’aventure, les drames, mélodrames et romans fantastiques seront adaptés: la galerie des héros et archétypes toujours fréquentée de nos jours fut mise en image . “Frankestein” connut sa première adaptation en 1902 (une trentaine depuis), “Carmen” en 1907 (une quarantaine depuis), “Dr. Jekyll et Mr. Hyde” en 1908, “Les 3 mousquetaires” en 1909, et “Tarzan” en 1918 (une quarantaine de versions depuis).
Dans les années 20 les surréalistes en feront un moyen d'expression poétique. Le cinéma pouvait tout évoquer.
Le parlant va refonder les rapports du livre et de l'image en éloignant le cinéma de la pantomime et du spectacle théâtral, même si l'apprentissage de l'exercice cinématographique de la parole fut hésitant. Et  Artaud en appellera à ce que le cinéma peut avoir de spécifique:"depuis le parlant les élucidations de la parole arrêtent la poésie inconsciente et spontanée des images".
Les romanciers prennent de plus en plus l’habitude de voir leurs romans adaptés au cinéma. Jusqu’à la boutade désabusée du romancier américain James CAIN (“Hollywood n’a rien fait à mes livres, ils sont toujours là, sur mon étagère”).
James CAIN est l’auteur du roman “Le facteur sonne toujours deux fois”. Visconti l’adaptera avec “Ossessione” réalisé en 1942. Renoir lui avait remis une traduction dactylographiée, le livre n’étant pas édité en France et en Italie. L’adaptation sera le fruit du travail d’une équipe comprenant Giuseppe De Santis, Michelangelo Antonioni et Alberto Moravia. Visconti pratiquant l’adaptation trés libre, comme prétexte à un véritable travail de réinvention personnelle, il ne fait pas mention du roman américain dans le générique. L’adaptation se définit encore largement à cette époque comme illustration du livre: une adaptation libre n’est pas forcément vécue comme une adaptation. “Ossessione” devint le manifeste du néo-réalisme italien. Dans l’aprés-guerre le nom de l’auteur et le titre du roman furent rajoutés. Il fallut attendre 1946 pour voir le roman adapté aux Etats-Unis (par Tay Garnett), le code de censure dit code Hays, interdisant depuis 1937 les films jugés érotiques. En 1981 Bob Rafelson réalisa une autre adaptation, en plaçant le récit comme l’avait choisi J.CAIN lors de la dépression économique de 1929. La critique et le public le reçurent comme un remake du film de Tay Garnett, en oubliant le livre. James CAIN avait raison: le romancier doit prendre quelque distance d’avec les adaptations cinématographiques de ses romans.

Les polémiques du pour ou contre l'adaptation littéraire, du plus ou moins de trahison ou de fidélité de l'œuvre originale se cristallisèrent en 1951 quand Bresson réalisa “Le Journal d'un curé de campagne” (d'après Bernanos). Le critique André Bazin dans les Cahiers du Cinéma (le N°3) défendit un cinéma qui trouve là son inspiration dans la littérature. Il défendit un film particulier, où la liberté créatrice du metteur en scène donne une œuvre forte alors même que paradoxalement la fidélité à l'écriture de Bernanos y est grande. "Il s'agit toujours d'atteindre à l'essence du récit ou du drame, à la plus stricte abstraction esthétique sans recours à l'expressionnisme, par un jeu alterné de la littérature et du réalisme, qui renouvelle les pouvoirs du cinéma par leur apparente négation. La fidélité de Bresson à son modèle n'est en tous cas que l'alibi d'une liberté parée de chaînes, s'il respecte la lettre c'est qu'elle le sert mieux que d'inutiles franchises, que ce respect est en dernière analyse plus encore qu'une gêne exquise, un moment dialectique de la création d'un style.(...) Sa dialectique de la fidélité et de la création se ramène en dernière analyse à une dialectique entre la littérature et le cinéma. Il ne s'agit plus ici de traduire si fidèlement si intelligemment que ce soit, moins encore de s'inspirer librement, avec un amoureux respect, en vue d'un film qui double l'œuvre, mais de construire sur le roman par le cinéma, une œuvre à l'état second. Non point un film "comparable" au roman ou "digne" de lui, mais un être esthétique nouveau qui est comme le roman multiplié par le cinéma."
L’affirmation de chaque style cinématographique (le mode d’adaptation choisi par l’auteur-réalisateur pour partie le fécondant), est à l’ordre du jour. L’adaptation comme “réfraction d’une oeuvre dans l’esprit d’un autre créateur” selon la belle formule d’André BAZIN, va travailler le cinéma plus librement. Les choix des réalisateurs  pourront se dire simplement, à côté des romans à la mode: celui de H.G.CLOUZOT, dans le Figaro Littéraire de Février 1955:"Je dis à Vera: tu devrais lire ça tout de même. C'était un roman policier : Celle qui n'était plus de Boileau et Narcejac. À 2 heures du matin, à mon tour, j'avais envie de dormir. Mais Vera me dit : Il y a là-dedans une idée formidable. Ne dors pas. Il faut que tu la lises... Je lis, mais je suis déçu. À la moitié du bouquin, j'avais découvert le truc. Elle me dit "continue !". À 4 heures du matin je finis le bouquin. À 9 heures et demie, j'avais acheté les droits."
Tout autant pour Howard HAWKS, quand il raconte en 1956 aux Cahiers du Cinéma la naissance de scénarios: "Hemingway est un de mes très bons amis; nous chassons et pêchons ensemble. J'essayais de le persuader d'écrire pour le cinéma et il me dit : "Je peux être bon écrivain dans un livre, mais je ne sais pas si je pourrais l'être dans un film." Je lui répondis que je pouvais prendre sa pire histoire et en faire un film. - "Quelle est ma pire histoire ? - To Have and Have not, c'est épouvantable. - Eh bien, me dit-il, j'avais besoin d'argent, je l'ai écrit d'une seule traite. Tu ne peux pas en tirer un film. - Nous pourrions essayer." Et tout en pêchant et chassant, nous avons commencé à en parler. Nous avons donc décidé que le meilleur moyen de raconter l'histoire n'était pas de montrer le héros vieillissant, mais comment il avait rencontré la fille, en somme toutes les choses que Hemingway n'avait pas dites et qui s'étaient passées avant le début du roman. Après quatre ou cinq jours de discussions, nous sommes rentrés et avons écrit le scénario tel qu'il a été tourné. Et il restait assez de matière pour faire un autre film, qui fut très bon.”. Il s’agit de “The Beaking Point” de Michael Curtiz.



Des relations équilibrées

Au fur et à mesure de sa pleine reconnaissance en tant qu’art à part entière, les relations entre cinéma et littérature vont s’équlibrer.
"Il me semble, remarque l’écrivain Jean PAULHAN en 1958, que le cinéma a débarrassé la littérature de plusieurs soucis absurdes, tels que: mouvement, rapidité, poursuites, coup de théâtre, comme la photographie avait heureusement guéri la peinture du soin de "faire ressemblant”. Les arts s'aident moins par ce qu'ils s'apportent que par ce qu'ils s'enlèvent les uns aux autres."
Le problème de la hiérarchie des arts a régulièrement été posé au cours des siècles. Au cours de la deuxième moitié du XIX° siècle le roman fut ressenti comme l’art de référence, le roman et l’art du récit. La bande dessinée puis le cinéma apparurent qui incitèrent chaque art, comme à chaque fois qu’un nouveau apparaît, à se définir par sa spécificité. Au début du XX° siècle de nouveaux médias et de nouveaus canaux de diffusion, comme la radio, la télévision, la vidéo, l’image numérique, viendront renforcer la propension à inventer des histoires ou plutôt à les colporter.
Walter Benjamin au creux des années 30 l’avait bien noté dans “L’oeuvre d’art à l’ére de sa reproductibilité technique”, l’objet culturel devenait marchandise. Les récits vont s’échanger. L’adaptation pourra devenir une pratique culturelle, celle du commerce des récits, participant des industries artistiques et notamment cinématographiques.
Mais restons un temps en cette fin des années cinquante.  
Alexandre ASTRUC dans "La Littérature est-elle un piège pour le cinéma ?", enquête publiée dans la revue Actualité Littéraire de 1958, pourra aprés BAZIN, s’écrier: “Inutile de croire que c'est en "protégeant" le cinéma contre les autres formes d'art, en veillant jalousement à ce que le film n'ait rien à voir ni avec le roman ni avec la peinture, que l'on fera du vrai cinéma. On fera des niaiseries, oui, ou de jolis albums de souvenirs de vacances. Que l'on nous laisse un peu tranquille avec le "cinéma pur"! “Macbeth” d'Orson Welles, c'est à la fois Shakespeare et le cinéma. Pourquoi ? Parce qu'il y a quelque chose de commun au cinéma et à Shakespeare. Parce que le cinéma est apparu dans un monde où Shakespeare avait déjà existé.” 

Les relations entre les arts vont s’équilibrer. Et nombre d’écrivains restent réfractaires à toute idée d’adaptation. Hélène PARMELIN dans Les Lettres Françaises en 1956 défend avec force l’inadaptable spécificité de la littérature: “Il se trouve que certaines choses ne peuvent supporter d’autres expressions que celles de l’auteur, d’autre visage que le sans-visage du livre, d’autre rythme que celui de la pensée de l’écrivain, d’autre échange que celui du livre au rêve du lecteur”.
En 1962  Ingmar BERGMAN s’insurge encore contre la trop grande dépendance du cinéma par rapport à la littérature, à tout le moins chez les critiques de cinéma: "Je trouve humiliant de voir mon œuvre critiquée comme si elle était un livre alors qu'elle est un film. Cela revient à appeler oiseau un poisson, à confondre le feu et l'eau.(...) Le film n'a rien à voir avec la littérature. Le film et l'œuvre littéraire sont deux formes artistiques dont le caractère et la substance s'excluent mutuellement.(...)
Le film ressemble plus à un état d'âme qu'à une histoire, mais riche d'associations d'idées, d'images fécondes."
C’est BERGMAN qui dit cela, BERGMAN qui a fait du théâtre son art majeur: les arts se nourrissent et chaque art se tient dans ses matériaux.

Sans doute les formes d'adaptation ont suivi les différentes façons de penser le scénario. Dans les années 40, 50, les scénarios étaient souvent très précis, chargés d'indications sur la lumière, le cadre, l'objectif à utiliser, les mouvements de caméra, le décor... Les films étaient tournés en studio, et le metteur en scène concentrait son travail à diriger les comédiens.
Avec les années 60, le tournage en décors naturels s'imposa et le scénario sortit de ses carcans techniques imposés. Le tournage en vint parfois à se passer du scénario. En 1959 Godard réalise “À Bout de Souffle”, véritable manifeste de la Nouvelle Vague.
Pour bousculer les vieilles techniques, et en réaction contre un cinéma français au classicisme méthodique, porté par Delannoy, Duvivier, Cayatte, les Cahiers du cinéma définissent la notion de “film d'auteur”.
"La révolte était donc tout à fait justifiée. L'idée qu'un film devait porter la marque d'un ou de plusieurs auteurs était pour nous complètement évidente. Mais le film d'auteur est devenu très vite le film où un auteur parle de lui-même: c'est là où est la vraie perversion de la notion.(...) Pour Shakespeare ou Molière qu'est-ce que c'était qu'une histoire originale ? Plus une histoire avait été racontée, plus elle avait de chances d'être intéressante. Je crois que “l'histoire originale" est une invention de la Société des Auteurs... L'idée que les histoires originales ont plus de valeur que les autres laisserait supposer que ce qui compte, c'est la gloire de l'auteur. Ce n'est pas du tout l'intérêt de l'histoire elle-même, rien ne dit qu'une histoire originale est plus intéressante qu'une histoire adaptée." Jean-Claude CARRIÈRE qui a signé plus d’une vingtaine d’adaptations pour le long métrage défend l’idée que l’adaptation est au creux de la démarche de création filmique en ce qu’elle pose comme évidente la passation: tout art invente à partir de ce qui s’est fait, avec ce qui s’est fait. Là comme ailleurs se réemploient et les histoires, et les sujets.
Il est de bon ton dans certains réseaux télévisuels de dénoncer maintenant le film d'auteur, son narcissisme nombriliste et remettre en selle la notion d'un scénario préfabriqué. Jusqu’à faire de la "navarisation" un exemple: procédé qui consiste à acheter une histoire, à la transposer sur un héros feuilletonné, en oblitérant le personnage pour laquelle elle a été écrite. Mécanisation télévisuelle.
Depuis les années 50, depuis Bresson et Resnais, le cinéma s'est fortifié en affirmant l’empreinte personnelle du réalisateur, en affirmant l’écriture cinématographique originale, sans renier l'histoire racontée, le sujet du film, qui nous confrontent également au sentiment du présent. L'adaptation du livre nous oblige d'évidence à entendre toutes ces dimensions sans pour autant y trouver quelque recette à réussir de beaux films.
Et François TRUFFAUT dans la Revue des Lettres modernes, en 1958:"Opposer fidélité à la lettre et fidélité à l'esprit me paraît fausser les données du problème de l'adaptation si toutefois problème il y a. Aucune règle possible, chaque cas est particulier. Tous les coups sont permis hormis les coups bas; en d'autres termes, la trahison de la lettre ou de l'esprit est tolérable si le cinéaste ne s'intéressait qu'à l'une ou l'autre (...). Le seul type d'adaptation valable est l'adaptation de metteur en scène, c'est-à-dire basée sur la reconversion en terme de mise en scène d'idées littéraires”.
Raymond QUENEAU pourra provoquer: “On n’est jamais assez infidèle aux bons auteurs”.



Chacun parle sa démarche

Les rapports de confiance mettent souvent du temps à s'établir, là, entre le monde de la production et celui de l’édition, comme ailleurs.
Chaque réalisateur selon son style et sa démarche à besoin d'une part de liberté plus ou moins grande vis-à-vis du scénario: l'adaptation est une affaire de rencontre réussie entre lui, l’écrivain, l’adaptateur, le scénariste, s’ils ne sont pas les mêmes...L’écrivain et surtout son texte.
La transformation d'un livre en scénario (qui reste en définitive un simple matériel préparatoire au film) n'intéresse pas tous les écrivains. Certains romanciers refusent toute adaptation, d'autres s'y essayent, d'autres s'y emploient et deviennent scénaristes, d'autres enfin s’en tiennent à l'intérêt financier. L’auteur de roman noir James ELLROY se veut lucide, quant, à propos de l’adaptation de “L.A.Confidential”par Curtis HANSON, il évoque plus généralement sa démarche:"concernant les droits cinématographiques de mes livres, mon attitude a toujours été : "Merci pour l'argent, je suis de tout cœur avec vous, si vous faites le film et que vous le foirez au-delà de toute rédemption, je ne ferai pas de commentaires, parce que depuis le début, j'ai eu le choix et j'ai choisi de prendre l'argent.(...) Comprenez bien qu'on prend des options sur beaucoup de livres pour les adapter et qu'il y en a très peu qui se retrouvent à l'écran."
Cette décontraction pourrait paraître désinvolte n’était-ce le fait que beaucoup d’écrivains ne désirent pas travailler à l’adaptation de leur roman. Ainsi de Léonardo SCIASCA auteur du livre “Le contexte” porté à l’écran par Francesco ROSI: “On sait que je refuse toujours de collaborer au scénario des films tirés de mes livres, je l'ai déclaré plusieurs fois. Je n'arrive pas à voir un film dans le livre; et puis il me semble juste que le réalisateur fasse son film, sans se sentir surveillé. Par ailleurs, je crois que l'auteur d'un livre - en général du moins- ne désire rien d'autre qu'une sorte d'illustration cinématographique, il désire trouver une sorte de Doré des images en mouvement."
C’est que les écrivains n’entendent pas hiérarchiser les arts. Le travail d’adaptation nourrit une oeuvre autre. Raymond QUENEAU est un passionné de cinéma: il écrit les dialogues du film “M.RIPOIX” (d’aprés Louis HEMON) de René CLEMENT en 1954,  travaille en 56 avec Bunuel sur “La mort en ce jardin”, en 56 avec RESNAIS sur “Le chant du Styrène”, adapte pour J.P. MOCKY “Un couple”, et voit quatre de ses ouvrages adaptés, dont “Zazie dans le métro” devenu un film de Louis MALLE, en 1960. Il défend ardemment la place de l’auteur-réalisateur: “Ainsi, dans une adaptation réussie d'une œuvre littéraire, celle-ci doit finalement disparaître pour laisser place à une nouvelle œuvre d'art, le film dont elle est tirée. Ces mots "adaptation" et "tirée" ne me plaisent pas, car ils semblent donner un rôle secondaire au cinéma. En fait, en se plaçant avec humilité devant l'œuvre littéraire, en en recherchant les implications et les différentes valeurs, (le cinéaste) conserve toute sa liberté dans le domaine de son art. Une fois cela fait, il peut ensuite créer son œuvre comme il l'entend. Au-delà de l'histoire que raconte le film, au-delà des thèmes qu'il inspire, il y a la création cinématographique proprement dite, le style, la personnalité et le génie de l'auteur du film. Car il y a bien un auteur du film. "

Le travail de transposition de l'œuvre écrite en une œuvre filmique par l'intermédiaire de l'adaptation est bien un travail de recréation. Et la participation de l'écrivain à l'adaptation de son livre dépend aussi de son intérêt voire de sa passion pour le cinéma.

Les cinéastes eux ont de la difficulté à parler l’adaptation en général. On les comprend, chacun parle sa démarche.
FELLINI  refuse le travail d’adaptation "Une œuvre d'art naît dans une seule et unique expression, qui est la sienne propre: je trouve monstrueuses, ridicules, aberrantes les transpositions. D'habitude, mes préférences vont aux sujets originaux, écrits pour le cinéma. Je crois que le cinéma n'a pas besoin de littérature, il n'a besoin que d'auteurs cinématographiques, c'est-à-dire de gens qui s'expriment par des rythmes, les cadences qui sont particuliers au cinéma.
Le cinéma est un art autonome qui n'a guère besoin de transpositions, lesquelles, dans la meilleure hypothèse, ne seront chaque fois que de l'imagerie, de l'illustration. Toute œuvre d'art ne vit que dans la dimension en quoi elle a été conçue et dans laquelle elle a trouvé son expression. Qu'est ce que l'on emprunte à un livre ? Des situations. Mais les situations n'ont, par elles-mêmes, nulle signification. Ce qui compte, c'est le sentiment avec lequel ces situations sont exprimées, l'imagination, l'atmosphère, la lumière, en définitive, leur interprétation. Or l'interprétation littéraire de ces faits n'a rien à voir avec l'interprétation cinématographique de ces mêmes faits. Il s'agit de deux façons de s'exprimer complètement différentes".
A contrario, la démarche d’Alain RESNAIS, si elle n’est pas sur l’adaptation littéraire, atteste de son amour pour le travail des écrivains prenant en charge un scénario: "Je cherche cette sonorité particulière du texte, exigeant de travailler avec quelqu'un qui a une forte personnalité, un phrasé particulier et qui s'intéresse au théâtre ou au cinéma." Avec DURAS, ROBBE-GRILLET, SEMPRUN, pour scénaristes il réalise avec chacun d’entre eux “Hiroshima mon amour”, “L’année dernière à Marienbad”, “La guerre est finie”...C’est qu’il ne fait “pas de différence entre une pièce et certains romans, ceux de Robbe-Grillet par exemple, ou certains tableaux, certaines musiques: “Le Déluge” d'Uccello, “Apollon Musagète” de Stravinsky. Pour moi, ce sont toujours des spectacles. Dans le spectacle, il y a l'idée du mouvement dramatique de l'action, de la démonstration même.
J'oppose spectacle à contemplation, à méditation. Tout spectacle comporte une progression dramatique: exposition, péripétie, dénouement. Bien sûr, on peut jouer sur la construction dramatique. À cet égard, le cinéma est encore très en retard sur le roman ou la musique. Il reste beaucoup à faire pour assouplir le récit, en le rendant à la fois plus subtil et plus naturel. L'ordre dans lequel les idées ou les images s'associent dans notre esprit est rarement chronologique. On pense à une chose, puis à une autre qui n'a aucun rapport immédiat avec la précédente, qui ne la suit pas logiquement, ni temporellement. Le vrai réalisme consiste à suivre cet ordre; cela peut conduire à placer la fin de l'histoire avant le début. On ne peut pas se passer d'ordre, de tension. Il serait intéressant d'examiner de ce point de vue un film comme “Deux ou trois choses que je sais d'elle”, de Godard, où la dislocation du récit est totale. On y découvrirait sans doute des lois nouvelles de progression. Il faut toujours que le spectacle soit porté par son propre mouvement. "



La liberté inventive du cinéaste

Alfred HITCHCOCK dans son entretien avec TRUFFAUT pour les Cahiers du Cinéma, est amené à préciser sa conception de l’adaptation, au service de son sens de l’intrigue.
F.TRUFFAUT l’interroge: “Il y a un très grand nombre d'adaptation dans votre œuvre, mais il s'agit le plus souvent d'une littérature strictement récréative, de romans populaires que vous remaniez à votre guise jusqu'à ce que cela devienne des films d'Hitchcock. (...).
A.H. :(...) On parle souvent des cinéastes qui, à Hollywood, déforment l'œuvre originale. Mon intention est de ne jamais faire cela. Je lis une histoire seulement une fois. Quand l'idée de base me convient, je l'adopte, j'oublie complètement le livre et je fabrique du cinéma. Je serais incapable de vous raconter "les Oiseaux" de Daphné du Maurier. Je ne l'ai lu qu'une fois, rapidement ”.
Mais HITCHCOCK n’est pas en reste de questions, lui aussi: “Contracter ou dilater le temps, n'est ce pas le premier travail du metteur en scène ? Ne pensez-vous pas que le temps au cinéma ne devrait jamais avoir de rapport avec le temps réel ?
F.T. :(...) les actions rapides doivent être démultipliées et dilatées sous peine d'être presque imperceptibles pour le spectateur. Il faut du métier et de l'autorité pour bien contrôler cela.
A.H : C'est pourquoi on commet une erreur en confiant l'adaptation d'un roman à l'auteur lui-même; il est supposé ignorer les principes d'un traitement cinématographique. Par contre l'auteur dramatique adaptant sa propre pièce pour l'écran sera plus efficace.(...) Il ne faudrait jamais comparer un film à une pièce de théâtre ou à un roman. Ce qui est le plus proche est la nouvelle, dont la règle générale est de contenir une seule idée qui finit de s'exprimer au moment où l'action atteint son point dramatique culminant. "

Luchino VISCONTI, lui, a toujours dit avoir été fortement influencé par les oeuvres littéraires: "Je ne vois pas beaucoup de différence entre un film dont l'histoire est inventée par le cinéaste et un film tiré d'une œuvre littéraire. Ce sont tous les deux des œuvres d'auteurs, en ceci que la liberté inventive du cinéaste s'y exprime quasiment au même degré. C'est la forme qui est diverse, pas la substance. Quand j'adapte un roman, en préparant le scénario, je laisse toujours beaucoup de choses non définies, je me réserve toujours une grande liberté d'invention."

C’est que le cinéaste pense le travail d’adaptation comme sien: s’il ne le produit pas il se le réapproprie nécessairement. En cela les problèmes liés à l’adaptation dévoilent cette évidence: chaque  moment d’un film -d’élaboration, de fabrication: peut-on les séparer?- n’illustre pas le moment précédent mais le traduit dans la jubilation de la réécriture, en tenant la pulsion du style.
Chaque réalisateur y apporte ses réponses, et ainsi dessine son chemin. La proximité de la littérature repose ces questions de cinéma: celles des intentions du réalisateur, celles des effets de conviction à produire, pour que le spectateur ressente des émotions.
Rainer-Werner FASSBINDER résume l’intention de son film “Effi Briest”: "Je reste très près du roman - non pas de l'histoire que raconte le roman, mais de l'attitude de l'auteur, Theodor Fontane, face à l'histoire. Il est bien évident qu'on aurait pu faire un film très vivant à partir de cette histoire qui parle du mariage d'une jeune fille avec un homme âgé, de son infidélité, etc. Mais si c'est vraiment cette histoire-là que l'on veut filmer, il n'y a aucune raison de filmer précisément le roman de Fontane. On pourrait tout aussi bien inventer une autre histoire et c'est ce que j'ai fait avec Martha, qui est ma version personnelle de cette histoire. Effi Briest, par ailleurs, est pour moi un texte sur l'attitude de Fontane devant sa société et c'est ce qui s'exprime à travers les différents personnages du film, par la distance établie entre le spectateur et ce qui se passe sur l'écran. Il y a nettement quelque chose qui s'interpose entre le spectateur et l'action et ce quelque chose est l'auteur Fontane ou peut-être moi, le metteur en scène. L'élaboration de cette distance donne au spectateur une occasion de comprendre son propre point de vue sur sa propre société.(...) C'est la passivité que je voulais éviter dans Effi Briest. En un sens je voulais que ce soit un film "lu". Ce film n'est pas une épreuve terroriste, on peut vraiment le lire. Et c'est là le point le plus important à propos du film. "

Nous ne disposons pas de statistiques, mais nous pouvons estimer que les adaptations (originales) sont aussi nombreuses que les scénarios originaux, toutes productions filmiques confondues, cinéma et télévision. Les oeuvres littéraires demeurent une source d’inspiration constante.
Nous avons vu que la fidélité ou la trahison de l’oeuvre originale littéraire n’est pas vraiment un problème pour les auteurs-réalisateurs, à tout le moins ne se pose qu’à l’aune de leur projet particulier de réécriture.
Le mot même d’adaptation pose question, car il sollicite une comparaison entre un livre préalable et une autre oeuvre trop souvent encore pensée comme une dérivation.
Il ne s’agit pas d’illuster un texte existant mais par une opération, chaque fois différente, que l’on peut nommer transport, déplacement, variation, transposition, réécriture, translation, voire emprunt, digression, détournement, de fabriquer un film original pour partie fruit de la considération d’un texte original.
Cette considération est d’importance dans un moment culturel où la gratitude pour tous ceux qui ont construit ou développé l’art cinématographique, est souvent oubliée. L’adaptation en ce qu’elle est une invention qui considère et cite sa source, participe de l’exigence cinématographique.

Texte extrait du livre "L'adaptation du livre au cinéma et à la télévision en région PACA" Édition Carnet de ville - 2001.